Oui, des humains ! des femmes et des hommes, peu différents de moi. Car cette ville datait d’une époque qui n’était pas si démesurément éloignée de la mienne au point que la main grossière de l’évolution eût déjà remodelé l’espèce humaine.
De larges routes se déroulaient au-dessus de la campagne et reliaient ce Londres futur à d’autres métropoles – du moins le supposai-je. Ces routes étaient peuplées de mécanismes démesurés : monocycles portant chacun une vingtaine d’hommes, énormes fourgons de marchandises qui semblaient ne pas avoir de conducteur et devaient donc être mécaniquement guidés, et ainsi de suite. Il n’y avait cependant pas de détails pour représenter le paysage entre les routes, rien qu’une surface grise et uniforme.
L’ensemble était si vaste – on eût dit un édifice unique, énorme – qu’il eût pu loger, j’imagine, vingt ou trente millions d’habitants au lieu des maigres quatre millions du Londres de mon époque. Une grande partie de la maquette avait des murs et des planchers évidés, aussi pouvais-je discerner de minuscules figurines représentant la populace disposées sur les douzaines de niveaux que comportait la capitale. Aux niveaux supérieurs, ces habitants étaient vêtus de costumes variés et multicolores – capes écarlates, couvre-chefs aussi spectaculaires et incommodes qu’une crête de coq, et j’en passe. Ces strates supérieures m’évoquaient un monde d’aisance et de loisirs, formant comme une mosaïque à plusieurs niveaux de boutiques, de parcs, de bibliothèques, de somptueuses demeures, et cetera.
Mais à la base de la ville – au rez-de-chaussée et au sous-sol, pour ainsi dire – il en allait tout autrement. D’énormes machines y étaient tapies, des conduites, des tuyaux et des câbles de dix ou vingt pieds de diamètre (en grandeur réelle) serpentaient sur les plafonds. Des pantins étaient placés là aussi, mais ils étaient uniformément vêtus d’une sorte de toile bleu pâle et les services disponibles se limitaient à de grands réfectoires et dortoirs ; il me sembla que ces travailleurs inférieurs ne devaient en général guère avoir l’occasion de profiter de la lumière dans laquelle baignait l’existence de la haute société.
Ce modèle réduit était ancien et loin de la perfection : ici, dans un angle, la pyramide protectrice s’était effondrée, et la maquette, écrasée, était méconnaissable ; là, les figurines humaines et les machines avaient été renversées ou brisées au fil des années par de menus bouleversements ; ailleurs encore, les pantins en tenue bleue avaient été disposés en cercles et autres motifs comme par les doigts espiègles des Éloï. Malgré tout, la cité miniature ne laisse pas d’être pour moi une source de fascination continuelle, car ses habitants et ses mécanismes me sont assez proches pour susciter ma curiosité sans la frustrer, et j’ai passé de longues heures à découvrir de nouveaux secrets dans sa construction.
Il me semble que cette vision du futur pourrait représenter une sorte de phase intermédiaire dans le développement de la tragique situation où je me suis retrouvé. Il y avait ici un point dans le temps où la scission de l’humanité entre Supérieurs et Inférieurs restait essentiellement un artefact social et n’avait pas encore commencé à influencer l’évolution de l’espèce elle-même. La capitale était une grandiose et magnifique structure, mais – si elle conduisait au monde des Morlocks et des Éloï – c’était un monument à la plus colossale folie que l’Humanité eût à se reprocher !
Le palais de Porcelaine verte est situé sur une haute colline gazonnée entourée de prairies bien irriguées. Je démontai ma Machine transtemporelle, fouillai le palais à la recherche de matériaux à partir desquels je fabriquai de simples houes et râteaux. Je bêchai la terre des prairies environnantes et y plantai des graines de fruits morlock.
Je persuadai un certain nombre d’Éloï de se joindre à moi dans cette entreprise. Au début, croyant à un nouveau jeu, ils se montrèrent d’assez bonne volonté, mais ils perdirent leur enthousiasme quand je les eus maintenus à leur tâche répétitive pendant de longues heures, et j’éprouvai quelque remords en voyant leurs délicates tuniques maculées de terre et leurs jolis minois ovales mouillés de larmes de frustration. Mais je tins bon et, quand le travail devenait trop monotone, je les distrayais avec des jeux et des danses, voire de maladroites interprétations du Land of the Leal et de ce que j’avais retenu de la musique swing de 1944 – qui leur plaît particulièrement –, et ils se sont peu à peu adaptés à mes exigences.
Les cycles végétaux sont difficiles à prévoir en cette ère dépourvue de saisons, et je n’eus guère que quelques mois à attendre avant que les premiers plants portassent fruit. Lorsque je les présentai aux Éloï, ma joie ne suscita que de l’étonnement sur leurs visages menus, vu que ma modeste production initiale ne pouvait rivaliser en saveur et en richesse avec les provisions des Morlocks. Mais j’appréhendais quant à moi la signification de ces aliments au-delà de leur volume et de leur goût. Car avec ces premières récoltes j’avais entamé la lente désolidarisation des Éloï et des Morlocks.
J’ai trouvé suffisamment d’Éloï aptes au travail pour créer un certain nombre de petites fermes dispersées dans la vallée de la Tamise. Aussi, pour la première fois depuis d’innombrables millénaires, y a-t-il des groupes d’Éloï qui peuvent subsister tout à fait indépendamment des Morlocks.
Je suis quelquefois pris de lassitude et j’ai le sentiment que je suis en train de modifier l’instinct d’animaux intelligents plutôt que de les instruire ; mais c’est déjà un début. Et je travaille avec les plus réceptifs des Éloï à enrichir leur vocabulaire et à encourager leur curiosité, car, voyez-vous, mon intention est de remettre les esprits en éveil !
Mais je sais qu’il ne suffit pas de provoquer et de stimuler ainsi les Éloï ; car ils ne sont pas seuls sur cette Terre future. Et, si les réformes que j’ai mises en place chez les Éloï se poursuivent, l’équilibre, si malsain soit-il, entre les Éloï et les Morlocks disparaîtra. Et les Morlocks devront inévitablement réagir.
Une nouvelle guerre entre ces espèces posthumaines serait, me semble-t-il, désastreuse, car je ne puis guère imaginer que mes précaires initiatives agricoles survivent aux assauts méthodiques des Morlocks. Et il me faut bannir de mon esprit toute notion périmée de loyauté envers un camp ou l’autre ! En tant qu’homme du dix-neuvième siècle, je suis naturellement bien disposé envers les Éloï, car ils semblent plus humains, et mon travail avec eux a été agréable et fructueux. En fait, ce n’est pas sans effort que je me rappelle que ces petits êtres ne sont pas humains, et je crois que si je voyais à présent un homme de mon propre siècle je serais étonné par sa taille, sa carrure et sa lourdeur !