Выбрать главу

— Tik… pau, répéta-t-il.

Je fis un pas vers lui.

— Que me dis-tu là, brute ?

Il tressaillit – j’imaginai qu’il réagissait au ton de ma voix plutôt qu’à mes paroles – puis montra, l’une après l’autre, les plaquettes de nourriture dans mes mains.

— Tik, dit-il. Pau.

Je compris.

— Juste ciel ! dis-je. Tu essaies de me parler, n’est-ce pas ?

Et de lui montrer mes plaquettes, l’une après l’autre.

— Tik. Pau. Un. Deux. Parlez-vous anglais ? Un. Deux…

Le Morlock pencha la tête sur le côté, comme les chiens le font parfois, puis dit, presque aussi distinctement que moi :

— Un. Deux.

— Exactement ! Et ça continue : un, deux, trois, quatre…

Le Morlock avança d’un grand pas dans mon cercle lumineux, mais je remarquai qu’il restait hors de portée de mon bras. Il montra du doigt mon bol d’eau.

— Agua.

Agua ? Cela me rappelait du latin, même si les langues classiques n’avaient jamais été mon point fort.

— Eau, répondis-je.

Une fois de plus, le Morlock écouta en silence, la tête inclinée.

Et nous poursuivîmes ainsi. Le Morlock montrait du doigt des objets ordinaires – des pièces de mon costume ou des parties du corps comme la tête ou un membre – et me présentait un mot de son cru. Certaines de ses propositions étaient franchement impossibles à identifier, d’autres ressemblaient à de l’allemand ou à du vieil anglais. Je lui indiquais alors le vocable moderne. Une ou deux fois j’essayai de l’entraîner dans une conversation plus longue – car je voyais mal comment nous pourrions aller très loin avec ce simple glossaire de substantifs –, mais il restait immobile, attendant que je me tusse, puis reprenait son patient jeu de correspondances. J’essayai sur lui un peu de ce qui me restait de la langue de Weena, cet idiome mélodique et simplifié fondé sur des phrases de deux mots ; mais, une fois de plus, le Morlock attendit patiemment que j’abandonnasse.

Ce jeu continua pendant plusieurs heures. Finalement, sans cérémonie, le Morlock prit congé de moi : il s’éloigna dans l’obscurité et je ne le suivis pas (pas encore ! me dis-je de nouveau). Je mangeai et dormis puis, lorsque je me réveillai, il revint et nous reprîmes nos leçons.

Tandis qu’il arpentait ma Cage de Lumière, montrant les objets et les nommant, le Morlock évoluait avec des mouvements passablement fluides et gracieux et son corps semblait expressif ; mais je finis par me rendre compte à quel point on se fie, dans la vie quotidienne, à l’interprétation des mouvements de ses semblables. Je ne pouvais absolument pas décoder ainsi ce Morlock. Il m’était impossible de deviner ce qu’il pensait ou ressentait – avait-il peur de moi ? s’ennuyait-il ? – et je me sentis, du coup, grandement désavantagé.

À la fin de notre deuxième séance d’apprentissage, le Morlock se recula et dit :

— Cela devrait suffire. Me comprenez-vous ?

Je le regardai, ébahi, stupéfié par cette soudaine aisance dans ma propre langue ! Sa prononciation était approximative – le langage fluide des Morlocks n’est apparemment pas conçu pour les rudes consonnes et les coups de glotte de l’anglais – mais les mots étaient tout à fait compréhensibles.

Comme je ne répondais pas, il répéta :

— Me comprenez-vous ?

— Je…, oui. Je veux dire : oui, je vous comprends ! Mais comment avez-vous fait ? Comment avez-vous pu apprendre ma langue… à partir d’un si petit nombre de mots ?

Car j’estimais que nous avions couvert à peine cinq cents mots, dont la plupart étaient des noms concrets et des verbes simples.

— J’ai accès aux archives de toutes les langues anciennes de l’Humanité – telles qu’elles ont été reconstituées –, du nostratique au groupe indo-européen et à ses prototypes. Il suffit d’un nombre réduit de mots clés pour retrouver la variante appropriée. Vous devez m’informer chaque fois que je dis quelque chose d’inintelligible.

Prudemment, j’avançai d’un pas.

— Anciennes ? Et comment pouvez-vous savoir que j’appartiens à cette Antiquité ?

D’énormes paupières balayèrent les yeux sous la courbure des lunettes.

— Votre apparence physique est archaïque. Et le contenu de votre estomac, d’après l’analyse.

Il frissonna pour de bon, songeant manifestement aux restes du petit déjeuner de Mme Watchets. J’étais stupéfait : j’avais affaire à un Morlock délicat !

— Vous n’êtes pas de ce temps, poursuivit-il. Nous ne comprenons pas encore comment vous êtes arrivé sur Terre. Mais je ne doute pas que nous allons le savoir.

— Et en attendant, dis-je avec une certaine énergie, vous me gardez dans cette…, cette Cage de Lumière. Comme si j’étais une bête et non un homme ! Vous me donnez un plancher pour dormir et un seau pour mes besoins…

Le Morlock ne dit rien : il m’observait, impassible.

La frustration et la gêne qui m’assaillaient depuis mon arrivée en ce lieu débordèrent, à présent qu’elles pouvaient s’exprimer, et je décidai que l’échange de politesses avait assez duré.

— Maintenant que nous pouvons nous parler, dis-je, vous allez me dire en quel point de la Terre je suis. Et où vous avez caché mon véhicule. Comprenez-vous cela, l’ami, ou faut-il que je vous le traduise ?

Et j’allongeai le bras vers lui avec l’intention de saisir les touffes de poils sur sa poitrine.

Lorsque je fus arrivé à moins de deux pas de lui, il leva la main. Ce fut tout. Je me souviens d’un étrange éclair vert – je ne vis jamais l’instrument qu’il avait dû tenir tout le temps qu’il était resté près de moi – puis je tombai sur le Sol, parfaitement inconscient.

9. Révélations et remontrances

Je revins à moi, étendu encore une fois sur le Sol, en plein sous cette diabolique lumière verticale.

Je me hissai sur les coudes et frottai mes yeux éblouis. Mon ami morlock était encore là, immobile, juste à l’extérieur du cercle lumineux. Je me relevai sans joie aucune, ayant compris que ces Néo-Morlocks allaient me donner du fil à retordre.

Le Morlock s’avança dans la lumière ; ses grosses lunettes bleues lançaient des éclairs. Il s’adressa à moi comme si rien n’avait interrompu notre dialogue.

— Je m’appelle Nebogipfel, dit-il en reprenant avec ce nom la diction informe coutumière aux Morlocks.

— Nebogipfel. Très bien.

À mon tour, je lui dis mon nom ; au bout de quelques minutes, il était capable de le répéter clairement et distinctement.

C’était le premier Morlock dont j’eusse appris le nom – le premier qui se distinguât de la masse de ceux que j’avais rencontrés et combattus ; le premier qui fût doté des attributs d’une personne distincte.

— Nebogipfel, soit.

Assis en tailleur à côté de mes plateaux, je frottai la trace rouge des ecchymoses que ma toute dernière chute avait infligées à la partie supérieure de mon bras.

— Vous avez été désigné pour être mon gardien dans ce zoo.

— Zoo.

Il trébucha sur ce mot puis dit :

— Non. Je n’ai pas été désigné. J’étais volontaire pour travailler avec vous.

— Travailler avec moi ?

— Je… nous… voulons comprendre comment vous êtes arrivé ici.