Je détectai à présent une pointe d’impatience chez Nebogipfel, qui semblait pressé d’avancer. Nous continuâmes en silence.
Au bout de ce qui me sembla être quelques pas, Nebogipfel ralentit et je m’aperçus alors, grâce à mes lunettes, qu’un mur se dressait à quelques pieds de nous. Je tendis la main et en touchai la surface d’un noir fuligineux ; elle n’avait que la texture tiède et molle du Sol. Je me demandai si nous avions d’une manière ou d’une autre marché sur quelque trottoir mobile qui avait accéléré notre avance, mais Nebogipfel ne fit aucun commentaire.
— Dites-moi ce qu’est ce lieu avant que nous le quittions, demandai-je.
La tête à la chevelure filasse se tourna vers moi.
— Une enceinte vide.
— De quel diamètre ?
— Environ deux mille milles.
J’essayai de dissimuler mon étonnement. Deux mille milles ? Avais-je été seul dans une cellule de prison suffisamment vaste pour contenir un océan ?
— Vous avez beaucoup de place, ici, dis-je d’une voix égale.
— La Sphère est vaste. Si vous n’êtes habitué qu’à des distances planétaires, il se peut que vous ayez du mal à apprécier son volume. Cette Sphère remplit l’orbite de la planète originelle que vous appeliez Vénus. Sa superficie correspond à celle de quelque trois cents millions de Terres…
— Trois cents millions ?
Le Morlock ne répondit à ma stupéfaction que par un regard vide et un surcroît de subtile impatience. J’avais beau le comprendre, je lui en voulais – tout en étant quelque peu gêné. Pour le Morlock, j’étais comme un irritant indigène du Congo qui vient d’arriver à Londres et qui est obligé de demander la destination et la provenance des articles les plus simples, comme une fourchette ou un pantalon !
La Sphère était pour moi une stupéfiante construction, mais les Pyramides auraient pu produire une impression comparable chez un Néandertalien. Pour ce suffisant Morlock, la Sphère autour du Soleil faisait partie du mobilier historique du monde, aussi peu digne d’intérêt qu’un paysage assagi par mille ans d’agriculture.
Une porte s’ouvrit devant nous – elle ne se déplia pas, voyez-vous, mais sembla plutôt s’élargir à partir d’une fente dans la paroi, comme le diaphragme d’un objectif photographique –, et nous en franchîmes le seuil.
J’en eus le souffle coupé et faillis tomber à la renverse. Nebogipfel m’observa avec son calme analytique coutumier.
Depuis une salle de la taille d’une planète – une salle tapissée d’étoiles –, un million de visages morlock pivotèrent vers moi.
12. Les Morlocks de la Sphère
Qu’on s’imagine ce lieu : une salle unique, immense, avec un tapis d’étoiles et un plafond complexe, artificiel, le tout s’étendant à l’infini sans aucun mur. Y régnaient le noir et l’argent, à l’exclusion de toute autre couleur. Le Sol était divisé par des séparations à hauteur de poitrine ; l’espace n’était pas compartimenté : il n’y avait nulle part de lieux clos, rien qui ressemblât à nos bureaux ni à nos maisons.
Et il y avait ces Morlocks blêmes, éparpillés sur toute la surface du Sol transparent ; leurs visages étaient des flocons de neige gris saupoudrés sur le tapis étoilé. L’endroit était rempli de leurs voix : leur babillage fluide et permanent déferlait sur moi, océanique, éloigné des sons émis par le palais humain et tout aussi éloigné de la voix sèche que Nebogipfel s’était accoutumé à utiliser en ma compagnie.
Il y avait une ligne à l’infini, absolument droite et quelque peu estompée par la brume et la poussière, où le Toit rencontrait le Sol. Et cette ligne ne montrait aucune trace de l’effet de courbure que l’on voit parfois lorsqu’on examine un océan. Ce n’est pas facile à décrire – il semble que pareilles choses passent la portée de l’intuition tant qu’on n’en a pas eu soi-même l’expérience –, mais, à ce moment précis Je compris que je n’étais pas à la surface de quelque planète que ce fût. Il n’y avait pas d’horizon reculé derrière lequel des rangées de Morlocks fussent cachées comme des vaisseaux s’éloignant sur la mer ; au lieu de quoi je compris que les contours fermes et compacts de la Terre étaient hors de portée. Mon cœur se serra et je fus tout à fait intimidé.
Nebogipfel se rapprocha de moi. Il avait quitté ses lunettes et j’avais l’impression qu’il en était soulagé.
— Venez, dit-il doucement. Avez-vous peur ? C’est ce que vous vouliez voir. Nous allons marcher. Et nous poursuivrons notre conversation.
Non sans hésitation – je dus véritablement me forcer à avancer, à m’éloigner du mur de mon immense cellule pénitentiaire –, je le suivis.
Je fis quelque peu sensation chez les Morlocks. Leurs petits visages m’entouraient de tous côtés, avec leurs yeux énormes et leurs mentons fuyants. Tout en marchant, je gardais mes distances, ressentant à nouveau l’horreur de leur chair froide. Certains essayèrent de me toucher et tendirent leurs longs bras velus. Je sentais quelque peu l’odeur de leurs corps, ce relent douceâtre et musqué que je ne connaissais que trop bien. La plupart marchaient droit comme des hommes, bien que certains préférassent avancer par bonds comme des orangs-outangs en frôlant le Sol de leurs doigts. Beaucoup avaient les cheveux et le poil du dos taillés dans des styles variés, certains d’une façon simple et sévère, comme Nebogipfel, d’autres dans un style plus fluide et plus décoratif. Mais il y en avait un ou deux dont la tignasse était tout aussi follement ébouriffée que celle des Morlocks que j’avais rencontrés dans le monde de Weena, et je crus d’abord que ces individus étaient encore à l’état sauvage, même dans cet espace urbanisé ; mais ils se comportaient aussi normalement que les autres, et j’en déduisis que ces crinières hirsutes n’étaient qu’une forme d’affectation parmi d’autres – de la même manière qu’un homme se laisse parfois pousser la barbe à un degré extravagant.
Je finis par m’apercevoir que je passais ces Morlocks en revue à une vitesse remarquable, beaucoup plus vite que mes pieds me l’eussent permis. Je faillis trébucher sous le coup de cette révélation. Je baissai les yeux sans rien voir qui différenciât la section de Sol transparent sur laquelle je marchais ; mais je compris alors que ce devait être une forme quelconque de trottoir mobile.
Le grouillement blafard des faciès morlock, l’absence de toute couleur, la rectitude de l’horizon, la vitesse surnaturelle à laquelle je traversais ce bizarre paysage – et, pour couronner le tout, l’illusion que je flottais au-dessus d’un abîme sans fond semé d’étoiles – conspiraient à simuler un rêve. C’est alors que quelque Morlock curieux s’approchait trop près, qu’une bouffée de son écœurante odeur me parvenait aux narines et que la réalité reprenait ses droits.
Ce n’était pas un rêve : j’étais perdu, égaré dans cette mer de Morlocks et, une fois de plus, je devais m’efforcer d’avancer sans relâche, d’éviter de serrer les poings et de les écraser sur les visages curieux qui se pressaient autour de moi.
Je regardai les Morlocks vaquer à leurs mystérieuses occupations. Les uns marchaient, d’autres conversaient, certains mangeaient des rations de la nourriture insipide qui m’avait été servie, sans plus d’inhibition que des chatons. Ce détail, associé au manque absolu d’espaces clos, me fit comprendre que les habitants de la Sphère n’avaient nul besoin de l’intimité au sens où nous l’entendons.