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La plupart des Morlocks donnaient l’impression de s’adonner à un travail, bien que sa nature m’échappât totalement. À la surface de certaines de leurs cloisons étaient sertis des panneaux d’un verre bleu et luminescent ; les Morlocks touchaient ces vitres de leurs doigts grêles et vermiformes ou parlaient dedans avec le plus grand sérieux. En réponse, des graphiques, des images et du texte défilaient sur les dalles de verre. En certains endroits, cette remarquable machinerie était poussée à un stade supérieur et je vis des maquettes détaillées, représentant des objets que je ne pouvais identifier, se matérialiser brusquement dans le vide. Sur l’ordre d’un Morlock, ces modèles pivotaient, s’ouvraient pour révéler leur intérieur ou se désintégraient en rangées qui se rapetissaient de cubes flottants de lumière colorée.

Et, comme on l’imagine, toute cette activité baignait en permanence dans la langue fluide et gutturale des Morlocks.

Nous passâmes alors près d’un lieu où une séparation neuve était en train d’émerger du Sol. Elle en sortit complètement terminée et finie comme un objet qui émerge d’une cuve de mercure ; lorsque sa croissance fut terminée, elle était devenue une mince dalle d’environ quatre pieds de haut pourvue de trois des omniprésentes lucarnes bleues. M’accroupissant pour la scruter à travers le Sol transparent, je ne vis rien sous sa surface : pas de caisson ni de machine élévatrice. C’était comme si cette cloison s’était matérialisée à partir du néant.

— D’où vient cet objet ? demandai-je à Nebogipfel.

Il réfléchit un instant – il lui fallait manifestement chercher ses mots – puis dit :

— La Sphère a une Mémoire. Elle a des machines qui lui permettent d’emmagasiner cette Mémoire. Et la forme des blocs de données – il voulait dire les séparations – est conservée dans la Mémoire de la Sphère, pour être extraite à la demande sous cette forme matérielle.

Pour m’amuser, Nebogipfel suscita de nouvelles extrusions : je vis un plateau de nourriture et d’eau monter du Sol sur un pilier, à croire qu’il avait été préparé par quelque invisible maître d’hôtel !

Je fus frappé par ces extrusions issues d’un Sol uniforme et vide. Elles me rappelèrent la théorie platonicienne de la pensée que professaient certains philosophes, à savoir qu’il existe pour chaque objet, dans quelque royaume, une Forme idéale – l’essence d’une Chaise, la Table absolue, et ainsi de suite – et qu’à chaque fois qu’un objet est fabriqué dans notre monde il y a référence à des modèles conservés dans le sur-monde platonicien.

J’étais donc dans un univers platonicien devenu réalité : toute cette gigantesque Sphère qui enveloppait le Soleil baignait dans une Mémoire artificielle, quasi divine, bibliothèque dont je parcourais les salles alors même que nous parlions. Au sein de cette Mémoire était conservé l’Idéal de tous les objets que le cœur pût désirer ou, du moins, que pût désirer le cœur d’un Morlock.

Combien ce serait pratique de pouvoir fabriquer et dissoudre outils et mobilier à volonté ! Je me rendis compte que ma grande maison de Richmond, pleine de courants d’air, pourrait être réduite à une seule Chambre. Le matin, je pourrais ordonner au mobilier de la chambre à coucher de disparaître dans le tapis d’où il était sorti, pour être remplacé par l’équipement de la salle de bains et, ensuite, par la table de la cuisine. Comme par magie, je pourrais faire couler des murs et du plafond les divers appareils de mon laboratoire jusqu’à ce que je fusse prêt au travail. Et pour finir, le soir, je pourrais convoquer la table du dîner confortablement entourée de la cheminée et du papier peint ; et – qui sait ? – la table pourrait être fabriquée toute garnie de victuailles !

Les professions de maçon, de plombier, de menuisier et autres disparaîtraient toutes du jour au lendemain. Le maître de céans – le propriétaire de pareille Chambre intelligente – n’aurait besoin de s’assurer d’autres services que ceux d’une femme de ménage à domicile (bien que la Chambre pût peut-être remplir aussi ces fonctions !), et peut-être y aurait-il, à l’occasion, des mises à jour de la mémoire mécanique de la Chambre pour tenir compte des toutes dernières modes…

Ainsi délirait mon imagination féconde, absolument incontrôlée…

Je ne tardai pas à être fatigué. Nebogipfel m’emmena dans un espace dégagé – bien qu’il y eût des Morlocks au loin, tout autour de moi – et tapa légèrement du pied sur le Sol. Une manière d’abri apparut par extrusion ; d’environ quatre pieds de haut, ce n’était guère plus qu’un toit posé sur quatre piliers ventrus : une sorte de table massive, peut-être. De l’intérieur de la table apparurent une pile de couvertures et un porte-rations. J’entrai dans cette cabane, plein de reconnaissance – c’était le premier lieu fermé qu’on m’octroyât depuis mon arrivée dans la Sphère – et je sus gré à Nebogipfel de me l’avoir fourni. Je déjeunai d’eau et d’un peu de la substance caséeuse verdâtre puis retirai mes lunettes. Je fus plongé dans l’obscurité sans limites du monde morlock et pus dormir, la tête reposant sur une couverture roulée.

J’habitai cet insolite petit abri pendant les quelques jours qui suivirent, tandis que je continuais de parcourir la ville-chambre des Morlocks en compagnie de Nebogipfel. Chaque fois que je me levais, Nebogipfel faisait réabsorber l’abri par le Sol, et il le faisait à nouveau apparaître quel que fut l’endroit où nous nous arrêtions, si bien que nous n’avions pas de bagages à transporter. J’ai déjà noté que les Morlocks ne dorment pas et je crois que mes évolutions dans la cabane furent pour les natifs de la Sphère la source d’une fascination considérable – tout comme celles d’un orang-outang attirent l’attention de l’homme civilisé, j’imagine – et ils se seraient bousculés autour de moi tandis que je tentais de m’endormir, auraient pressé leurs petites têtes dans l’embrasure et auraient rendu tout repos impossible, si Nebogipfel n’était pas resté auprès de moi pour décourager pareille curiosité.

13. Comment vivaient les Morlocks

Tout au long des jours pendant lesquels Nebogipfel me fit visiter le monde des Morlocks, nous ne rencontrâmes pas une seule fois un mur, une porte ni aucune autre barrière substantielle. Autant que je pusse m’en rendre compte, nous évoluions en permanence à l’intérieur d’une seule et même chambre, mais c’était une chambre de dimensions phénoménales. Et qui était, en général, isomorphe, car partout je retrouvais ce même tapis de Morlocks vaquant à leurs obscures occupations. La simple existence physique d’un tel système avait déjà de quoi faire réfléchir ; j’envisageai, par exemple, le problème bassement matériel que constituait le maintien d’une atmosphère stable et homogène, à température, pression et hygrométrie constantes, sur pareille superficie. Or Nebogipfel me laissa entendre que ce n’était là qu’une chambre parmi d’autres formant une sorte de mosaïque qui carrelait la Sphère sur toute sa surface.

Je finis par comprendre qu’il n’y avait pas de villes sur cette Sphère, au sens moderne du mot. La population morlock était disséminée sur toute la surface de ces immenses chambres, et il n’y avait pas de sites fixes pour quelque activité que ce fût. Si les Morlocks désiraient construire une aire de travail – ou la supprimer dans un but quelconque –, le matériel en question pouvait sortir directement du Sol par extrusion ou y être absorbé. Ainsi y avait-il, plutôt que des villes, des points nodaux de population à haute densité, foyers qui se déplaçaient et migraient si besoin était.