Après une période de sommeil, je m’étais extrait de mon abri et, assis en tailleur sur le Sol, je buvais de l’eau à petites gorgées. Nebogipfel restait debout sans donner de signes de fatigue. C’est alors que je vis s’approcher de nous un couple de Morlocks, dont la vue me fit avaler de travers ; je toussai, et des gouttelettes d’eau tombèrent en pluie sur ma veste et mon pantalon.
Je présumai qu’il s’agissait de Morlocks, bien qu’ils ne ressemblassent à aucun des Morlocks que j’eusse déjà vus : alors que Nebogipfel accusait un peu moins de cinq pieds sous la toise, ceux-là étaient comme des caricatures et atteignaient près de douze pieds ! L’une de ces longilignes créatures remarqua ma présence et s’approcha en sautillant dans un claquement d’attelles métalliques fixées à ses jambes ; elle passait par-dessus les séparations comme une gazelle géante.
Le Morlock se pencha pour m’examiner. Ses yeux gris-rouge étaient grands comme des assiettes et je reculai en défaillant devant lui. Son odeur prononcée rappelait les amandes grillées. Il avait les membres longs et fragiles d’aspect ; sa peau semblait être tendue sur ce squelette démesuré : je pus voir, incrusté dans un mollet et très visible à travers la peau mince comme celle d’un tambour, le profil d’un tibia de pas moins de quatre pieds de long. Des attelles d’une sorte de métal mou étaient attachées à ces longs membres, manifestement pour les renforcer et les empêcher de se briser. Cette bête élongée semblait ne pas avoir plus de follicules que le Morlock moyen, si bien que sa pilosité était dispersée sur toute sa grande carcasse, produisant un effet d’une laideur extrême.
Il échangea quelques syllabes fluides avec Nebogipfel puis rejoignit son compagnon et – non sans se retourner plus d’une fois sur moi – poursuivit son chemin.
Stupéfait, je regardai Nebogipfel ; même lui semblait une oasis de normalité après cette vision.
— Ce sont des… (un mot liquide que je serais bien en peine de répéter) des hautes latitudes, dit-il en jetant un coup d’œil à nos deux visiteurs. Comme vous le voyez, ils ne sont pas adaptés à cette région équatoriale.
Des attelles sont nécessaires pour les aider à marcher, et…
— Je ne vois rien du tout, coupai-je. Qu’est-ce que les hautes latitudes ont de si différent ?
— La pesanteur, dit-il.
La lumière se fit peu à peu dans mon esprit.
La Sphère des Morlocks était, comme je l’ai déjà noté, une construction titanesque qui remplissait l’orbite jadis occupée par Vénus. Et – Nebogipfel me l’apprenait à l’instant – l’ensemble tournait sur un axe. L’année vénusienne avait jadis deux cent vingt-cinq jours. À présent – disait Nebogipfel –, la grande Sphère tournait en sept jours et treize heures seulement !
— Cette rotation…, commença-t-il.
— … Induit donc des effets centrifuges qui simulent la pesanteur terrestre à l’équateur. Oui, je comprends.
La rotation de la Sphère nous maintenait tous collés à ce Sol. Mais, loin de l’équateur, le cercle décrit par un point de la Sphère autour de l’axe était plus petit et la pesanteur résultante en était diminuée : elle s’amenuisait jusqu’à devenir nulle aux pôles. Et sur ces prodigieux vastes continents de faible pesanteur vivaient des animaux remarquables, à l’image de ces deux Morlocks sautillants, qui s’étaient adaptés à leur environnement.
Je me frappai le front du dos de la main.
— Parfois, je pense je suis le plus grand niais qui ait jamais vécu ! m’exclamai-je sous les yeux d’un Nebogipfel intrigué.
Car je n’avais pas songé à m’inquiéter de l’origine de mon « poids », ici, sur la Sphère. Quelle sorte de savant étais-je pour ne pas avoir contesté – ni même avoir correctement observé – ladite « pesanteur » qui, en l’absence de rien d’aussi opportun qu’une planète, appliquait mon corps à la surface de cette Sphère ? Je me demandai combien d’autres prodiges m’avaient échappé, uniquement parce qu’il ne m’était pas venu à l’idée de poser des questions à leur sujet, alors que pour Nebogipfel ils faisaient tout simplement partie du monde et n’étaient pas plus insolites qu’un coucher de soleil ou l’aile d’un papillon.
Je soutirai à Nebogipfel des informations sur la vie des Morlocks. Ce fut difficile, car c’est à peine si je savais ne fut-ce que comment formuler mes questions. Cela peut sembler bizarre, mais comment aurais-je dû poser des questions, par exemple, sur le mécanisme qui étayait ce Sol transformateur ? Il était douteux que ma langue contînt les concepts nécessaires ne fut-ce que pour cerner la question, tout comme il manquerait à un Néandertalien les outils linguistiques pour se renseigner sur le fonctionnement d’une horloge. Quant aux arrangements, sociaux et autres, qui, sans qu’on les remarquât, gouvernaient l’existence de millions de Morlocks dans cette immense chambre, je continuais à les ignorer tout comme un indigène fraîchement arrivé à Londres d’Afrique centrale eût ignoré les mouvements sociaux, les fils du téléphone et du télégraphe, le service des Messageries, et cetera. Même leur système d’égouts demeurait un mystère pour moi !
Je demandai à Nebogipfel comment les Morlocks se gouvernaient entre eux.
Il m’expliqua – d’un ton quelque peu condescendant, à ce qu’il me sembla – que la Sphère était un lieu assez vaste pour loger plusieurs « nations » de Morlocks. Ces « nations » se distinguaient principalement par le mode de gouvernement qu’elles avaient choisi. Presque toutes avaient mis en place une forme quelconque de processus démocratique. Dans certaines régions, un Parlement représentatif était choisi par un Suffrage Universel, tout à fait à l’image de notre Parlement de Westminster. Ailleurs, le droit de vote était limité à un sous-groupe élitiste composé de ceux censés particulièrement aptes à gouverner, de par leur tempérament et leur formation : je crois que les modèles les plus proches dans notre philosophie sont les républiques antiques ou, peut-être, la forme idéale de République imaginée par Platon ; et j’avoue que cette approche était conforme à mes penchants personnels.
Mais, dans la plupart des régions, les machines de la Sphère avaient rendu possible une forme de suffrage universel véritable, où les habitants étaient maintenus en permanence au fait des débats en cours par l’intermédiaire des lucarnes bleues de leurs cloisons, et enregistraient instantanément leurs préférences sur chaque problème par des moyens similaires. Ainsi le processus de gouvernement avançait-il par étapes successives et toutes les décisions importantes étaient-elles soumises au caprice collectif de la populace.
Pareil système ne m’inspirait pas confiance.
— Mais il doit sûrement y avoir dans la masse au moins quelques individus qui ne peuvent recevoir une telle autorité ! Et les fous, et les faibles d’esprit ?
Nebogipfel me toisa avec une certaine raideur.
— Ces sortes de défauts n’existent pas chez nous.
J’eus envie de contredire cet Utopiste – même ici, au cœur de son Utopie !
— Et comment vous en assurez-vous ?
Il ne me répondit pas immédiatement mais poursuivit :
— Chaque membre de notre population adulte est rationnel et capable de prendre des décisions pour le compte des autres ; et on lui fait confiance. En pareilles circonstances, la forme la plus pure de démocratie est non seulement possible mais souhaitable, car de nombreux esprits s’associent pour produire des décisions supérieures à celles d’un seul.