— Mais alors, rétorquai-je d’un ton méprisant, à quoi servent tous les autres Parlements et Sénats que vous avez décrits ?
— Il n’y a pas unanimité pour dire que les arrangements pratiqués dans cette partie de la Sphère sont parfaits, dit-il. N’est-ce pas là l’essence de la liberté ? Nous ne nous intéressons pas tous au fonctionnement du gouvernement au point de vouloir y participer ; et, pour certains, confier le pouvoir à autrui au moyen de la représentation – voire sans représentation aucune – est préférable. C’est un choix valide.
— Très bien. Mais que se passe-t-il lorsque de tels choix entrent en conflit ?
— Nous avons de la place, dit-il sur un ton appuyé. Ne l’oubliez pas ; vous êtes encore prisonnier d’attentes à l’échelle planétaire. Tout dissident est libre de partir et d’établir ailleurs un système concurrent…
Ces « nations » morlock étaient des entités fluides que des individus rejoignaient et quittaient au gré de l’évolution de leurs préférences. Il n’y avait ni territoires ni possessions, ni même de frontières fixes, pour autant que je pusse m’en rendre compte : ces « nations » étaient de simples regroupements commodes, des amas dispersés sur toute la Sphère.
Il n’y avait pas de guerre chez les Morlocks.
Il me fallut quelque temps pour le croire, mais je finis par en être convaincu : il n’y avait pas de causes de guerre. Grâce aux mécanismes du Sol, il n’y avait jamais pénurie de provisions, si bien qu’aucune « nation » ne pouvait mettre en avant des projets d’acquisition économique. La Sphère était tellement vaste que le territoire inoccupé disponible était quasiment illimité, si bien que les conflits territoriaux n’avaient pas de sens. Et – point crucial, s’il en fut – l’esprit des Morlocks était libéré du chancre de la religion, source de tant d’affrontements au long des siècles.
— Vous n’avez donc pas de Dieu, dis-je à Nebogipfel avec comme un frisson exquis.
Bien que n’ayant pas moi-même de penchant religieux, je m’imaginai en train de choquer les ecclésiastiques de mon époque avec un récit de cette conversation !
— Nous n’avons pas besoin d’un Dieu, répliqua Nebogipfel.
Les Morlocks considéraient une tournure d’esprit religieuse – opposée à un état rationnel – comme un trait héréditaire sans plus de signification intrinsèque que des yeux bleus ou des cheveux bruns.
Plus Nebogipfel développait cette idée, plus je lui trouvais de sens.
Quel concept de la Divinité a survécu à toute l’évolution mentale de l’Humanité ? Pourquoi était-ce précisément la forme qu’il plût à la vanité humaine d’inventer : un Dieu aux pouvoirs immenses et pourtant encore plongé dans les mesquines affaires de l’Homme. Qui pourrait adorer un Dieu glacial, même omnipotent, s’il ne manifestait pas le moindre intérêt aux luttes infiniment triviales des humains ?
On pourrait imaginer que dans tout conflit entre humains rationnels et humains religieux ce soient les rationnels qui triomphent. Après tout, c’est la rationalité qui a inventé la poudre à canon ! Et pourtant – du moins jusqu’à notre dix-neuvième siècle – c’est la tendance religieuse qui a généralement triomphé, et la sélection naturelle a fonctionné, nous donnant une population de moutons portés sur la religion, capables – m’a-t-il parfois semblé – de se laisser séduire par le premier prédicateur à la langue bien pendue.
L’explication de ce paradoxe est que la religion fournit aux hommes un but pour lequel se battre. L’homme religieux trempera de son sang un bout quelconque de terre « sacrée », sacrifiant ainsi beaucoup plus que, par exemple, la valeur économique intrinsèque de cette terre.
— Mais nous avons dépassé ce paradoxe, me confia Nebogipfel. Nous avons maîtrisé notre héritage : nous ne sommes plus gouvernés par les diktats du passé, que ce soit dans notre corps ou dans notre esprit…
Toutefois, je ne le suivis pas sur ce terrain passionnant – la question à poser étant manifestement : « En l’absence d’un Dieu, quel est alors le but de notre existence ? » – car j’étais fasciné à la pensée que M. Darwin, avec tous les critiques contemporains qu’il avait dans l’Église, eût adoré assister à cet ultime triomphe de ses idées sur les Religionistes !
En fait, il se trouva que je ne compris que bien plus tard le vrai but de la civilisation des Morlocks.
Je ne sais pas si le présent compte rendu a bien traduit mon admiration mêlée de terreur, mais j’étais impressionné par tout ce que je voyais de leur monde artificiel. Ces Morlocks avaient effectivement triomphé de leurs faiblesses congénitales ; ils avaient écarté l’héritage de la bête brute – que nous leur avions nous-mêmes légué – et avaient ainsi atteint une stabilité et des capacités inimaginables pour un homme de 1891 : un homme comme moi, qui avais grandi dans un monde quotidiennement déchiré par la guerre, la cupidité et l’incompétence.
Et cette maîtrise de leur propre nature était encore plus frappante par rapport aux autres Morlocks – les Morlocks de Weena – qui, manifestement, avaient cédé aux bas instincts de la brute malgré leurs aptitudes techniques et autres.
14. Constructions et divergences
Je m’entretins avec Nebogipfel de la construction de la Sphère.
— J’imagine de grandioses entreprises d’ingénierie qui morcelèrent les planètes géantes Jupiter et Saturne, ensuite…
— Non, dit-il. Il n’y eut pas d’entreprises de cette sorte ; les planètes originelles – la Terre et les planètes supérieures – tournent toujours autour du cœur du Soleil. Il n’y aurait pas eu assez de matériaux dans toutes les planètes réunies ne fut-ce que pour entamer la construction d’une entité comme cette Sphère.
— Alors, comment… ?
Nebogipfel me décrivit comment le Soleil avait été encerclé par une importante flotte de vaisseaux spatiaux, lesquels portaient de gigantesques aimants dont le principe – impliquant des circuits électriques dont la résistance était en quelque sorte réduite à zéro – m’échappait totalement. Ces vaisseaux tournèrent autour du Soleil avec une vitesse croissante et une ceinture de magnétisme, large de plusieurs millions de milles, se resserra autour de la taille de l’astre du jour. Puis – comme si cette énorme étoile n’eût été qu’un fruit mou serré dans un poing de fer – de prodigieuses quantités de la matière solaire interne, elle-même magnétisée, furent expulsées de l’équateur et jaillirent des pôles.
De nouvelles flottes de vaisseaux spatiaux manipulèrent alors ce gigantesque nuage de matière éjectée et finirent par le façonner en une coquille protectrice ; cette coquille fut ensuite comprimée avec, une fois de plus, des champs magnétiques directionnels, pour créer les structures solides que je voyais autour de moi.
Le Soleil enfermé brillait encore, car les énormes masses, retranchées de l’étoile, nécessaires à la construction de ce grandiose artefact n’étaient elles-mêmes qu’une fraction invisible de la substance solaire totale : à l’intérieur de la Sphère, le Soleil brillait perpétuellement au-dessus de continents géants, dont chacun eût pu engloutir des millions de Terres mises à plat.
— Une planète comme la Terre, disait Nebogipfel, ne pouvait intercepter qu’une infime portion du rayonnement solaire, tandis que le reste disparaissait en pure perte dans le vide intersidéral. À présent, l’intégralité de l’énergie du Soleil est absorbée par la Sphère qui l’englobe. Et voilà la justification essentielle de la construction de cette Sphère : nous avons domestiqué une étoile…