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Dans un million d’années, m’assura Nebogipfel, la Sphère aurait capturé suffisamment de matière solaire pour augmenter son épaisseur d’un vingt-cinquième de pouce – pellicule d’une minceur infinie mais qui couvrirait une aire stupéfiante ! La matière solaire, une fois transformée, était utilisée pour continuer la construction de la Sphère tandis qu’une certaine quantité d’énergie solaire était mise à profit pour faire fonctionner l’Intérieur de la Sphère et permettre aux Morlocks de réaliser leurs divers projets.

Non sans émotion, je décrivis ce dont j’avais été témoin au cours de mon voyage dans le futur : l’augmentation d’éclat du Soleil, les éruptions polaires puis la disparition de l’astre dans le noir lorsque la Sphère fut placée autour de lui.

Nebogipfel me considéra avec ce que j’imaginai être de l’envie.

— Donc, dit-il, vous avez effectivement assisté à la construction de la Sphère. Elle a duré dix mille ans…

— Mais pour moi, à bord de ma Machine, ce ne fut que quelques battements de cœur.

— Vous m’avez dit que c’est à présent votre deuxième voyage dans l’avenir. Avez-vous décelé des différences ?

— Oui.

J’affrontai une fois de plus ce troublant mystère.

— Des différences dans le déroulement de l’Histoire. Nebogipfel, la première fois que j’ai voyagé dans l’avenir, votre Sphère n’avait jamais été construite.

Je lui exposai brièvement comment j’étais arrivé bien au-delà de la présente année 657 208. Lors de ma première expédition, j’avais observé la colonisation du paysage par une marée de riche verdure, tandis que l’hiver s’abolissait et que l’éclat du Soleil augmentait inexplicablement. Mais – contrairement à ma seconde expérience – je ne constatai aucun indice de la régulation de l’inclinaison axiale de la Terre ni n’assistai au moindre ralentissement de sa rotation. Et, différence spectaculaire, sans la construction de la Sphère écran, la Terre avait conservé sa beauté et n’avait pas été condamnée aux ténèbres stygiennes des Morlocks.

— Ainsi, poursuivis-je, arrivai-je en l’an 802 701 – cent cinquante mille ans dans votre futur à vous –, or je ne puis croire que j’eusse retrouvé le même monde si j’avais poussé aussi loin cette fois-ci !

Je relatai ce que j’avais vu du monde de Weena, avec ses Éloï et ses Morlocks dégénérés. Nebogipfel réfléchit puis dit :

— Il n’y a pas eu pareil état de choses dans l’évolution de l’Humanité, et ce dans toute l’Histoire dont le souvenir a été conservé… mon Histoire. Et comme la Sphère, une fois construite, est autoentretenue, il est difficile d’imaginer que pareille descente dans la barbarie soit possible dans notre avenir.

— Vous y êtes. J’ai parcouru deux versions mutuellement exclusives de l’Histoire. L’Histoire peut-elle être remodelée telle l’argile en attente de cuisson ?

— Peut-être, murmura Nebogipfel. Quand vous êtes retourné dans votre propre ère – en 1891, donc –, aviez-vous rapporté la moindre preuve de votre voyage ?

— Pas grand-chose, avouai-je. Mais j’ai quand même rapporté quelques fleurs, de jolies fleurs blanches, des sortes de malvacées, que Weena…, qu’un Éloï avait placées dans ma poche. Mes amis les ont examinées. Ces fleurs appartenaient à un ordre qu’ils ne purent identifier, et je me rappelle les avoir entendus dire que le gynécée…

— Des amis ? dit Nebogipfel d’un ton brusque. Vous avez laissé une relation de votre voyage avant de repartir ?

— Rien d’écrit. Mais j’ai fait devant quelques amis le récit intégral de cette affaire. Autour d’une table, dis-je en souriant. Et, si je connais bien un membre de ce cercle, toute l’histoire a sans aucun doute fini par être publiée sous une forme vulgarisée et spectaculaire, peut-être même présentée comme une fiction…

Nebogipfel se rapprocha de moi.

— Alors voilà, me dit-il de sa voix tranquille, bizarrement mélodramatique, voilà l’explication.

— Quelle explication ?

— Celle de la divergence des Histoires.

Je le regardai en face, horrifié par ce que je commençais à comprendre.

— Vous voulez dire qu’avec mon récit – ma prophétie – j’ai changé l’Histoire ?

— Oui. Munie de cet avertissement, l’Humanité a réussi à éviter la décadence et les conflits qui eurent pour résultat le monde cruel et primitif des Éloï et des Morlocks. Au lieu de quoi, nous avons continué de progresser ; au lieu de quoi, nous avons dompté le Soleil.

Je me sentis totalement incapable d’assumer les conséquences de cette hypothèse bien que j’en perçusse instantanément la justesse et la clarté.

— Mais il y a des choses qui n’ont pas changé ! m’écriai-je. Vous autres Morlocks rôdez toujours dans le noir !

— Nous ne sommes pas des Morlocks, dit doucement Nebogipfel. Pas ceux dont vous gardez le souvenir. Et quant à cette obscurité… à quoi nous servirait un flot de lumière ? Nous choisissons l’obscurité. Nos yeux sont des instruments de précision, capables de révéler beaucoup de beauté. Sans l’éclat aveuglant du soleil, toute la subtilité du ciel nous est perceptible…

Je ne pouvais me distraire de ma responsabilité en provoquant Nebogipfel et je fus obligé de regarder la vérité en face. Je contemplai mes mains – ces grosses mains meurtries portant les stigmates de décennies de travail.

Mon unique dessein, auquel j’avais consacré les efforts de ces mains, avait été d’explorer le temps ! De déterminer comment les choses évolueraient à l’échelle cosmologique, au-delà des quelques dizaines d’années de mon éphémère existence. Or il semblait que j’eusse accompli beaucoup plus que cela.

Mon invention était bien plus puissante qu’une simple Machine transtemporelle : c’était une Machine à changer l’Histoire, un engin destructeur de mondes !

J’étais l’assassin du futur : j’avais assumé plus de pouvoirs que Dieu Lui-même (s’il faut en croire saint Thomas d’Aquin). En faussant le mécanisme de l’Histoire, j’avais effacé des milliards de vies à naître – des vies qui n’accéderaient jamais à l’existence.

Je pouvais à peine tolérer ne fut-ce que la connaissance de cette présomption de culpabilité. Je m’étais toujours méfié du pouvoir personnel – car je n’ai jamais rencontré un homme qui fut assez sage pour qu’on puisse le lui confier –, mais, à présent, j’avais moi-même pris plus de pouvoir qu’aucun homme n’en avait jamais eu !

Je me fis la promesse, si jamais je rentrais en possession de ma Machine transtemporelle, de retourner dans le passé pour procéder à un ajustement final et définitif de l’Histoire et abolir ma propre invention de l’infernal instrument.

… C’est alors que je compris que je ne retrouverais jamais Weena. Car non seulement j’avais causé sa mort mais j’avais en somme annulé son existence même !

Dans tout ce tourbillon d’émotions, la douleur de cette petite perte sonna douce et claire comme la note d’un hautbois dans la clameur d’un grand orchestre.

15. Vie et mort chez les Morlocks

Un jour, Nebogipfel me mit en présence de ce qui fut peut-être la chose la plus troublante que j’eusse vue pendant tout le temps que je séjournai dans cette ville ouverte sur l’espace.