Et puis – ce fut un instant qui me hantera tout le temps que je vivrai – cette minuscule bouche s’ouvrit. Les lèvres s’écartèrent avec un léger plop ! et un miaulement, plus doux que celui du plus petit chaton, émergea et flotta dans l’air ; le visage miniature se fripa comme sous l’effet d’une détresse bénigne.
Je reculai en titubant, aussi choqué que si j’avais reçu un coup de poing.
Nebogipfel semblait avoir quelque peu prévu mon désarroi.
— N’oubliez pas que vous êtes en décalage d’un demi-million d’années dans le temps : l’intervalle qui nous sépare est de dix fois l’âge de votre espèce…
— Nebogipfel, c’est incroyable ! Est-il possible que vos jeunes – que vous-même – soyez produits par extrusion de ce Sol sans plus de majesté qu’un gobelet d’eau ?
Les Morlocks avaient effectivement « maîtrisé leur héritage génétique », car ils avaient aboli les sexes et supprimé la naissance.
— Nebogipfel, protestai-je, c’est…, c’est inhumain.
Il pencha la tête ; manifestement, ce mot n’avait pas de sens pour lui.
— Notre politique est d’optimiser le potentiel de la forme humaine… car nous sommes humains nous aussi, dit-il d’un ton sévère. Cette forme est dictée par une séquence d’un million de gènes, si bien que le nombre d’individus humains possibles, bien que très grand, est fini. Et tous ces individus sont peut-être… imaginés par l’intelligence de la Sphère.
La sépulture, m’informa-t-il, était également du ressort de la Sphère, et les corps abandonnés des défunts passaient dans le Sol sans plus de cérémonie ni de respect, en vue de leur démembrement et de la réutilisation de leurs matériaux.
— La Sphère rassemble les matériaux nécessaires pour donner la vie à l’individu choisi, et…
— « Choisi » ?
Je regardai le Morlock en face ; la colère et la violence que j’avais si longtemps exclues de mes pensées refluèrent dans mon âme.
— Très rationnel, n’est-ce pas ? Et qu’as-tu rationalisé d’autre, Morlock ? Et la tendresse ? Et l’amour ?
16. Décision et départ
Je sortis en titubant de cette sinistre aire d’enfantement et contemplai à la ronde l’immense chambre et ses rangées de Morlocks patients qui vaquaient à leurs incompréhensibles activités. J’eus ardemment envie de les invectiver, de fracasser à grands cris leur répugnante perfection ; mais je savais, même en cette heure sombre, que je ne pouvais me permettre de leur donner encore une fois une piètre opinion de ma conduite.
Je voulais m’enfuir et me réfugier auprès de Nebogipfel. Je me rendis compte qu’il avait envers moi fait preuve d’une certaine bonté, montré une certaine considération – plus, peut-être, que je ne l’eusse mérité, et plus, probablement, que les hommes de mon époque n’en eussent accordé à quelque violent sauvage venu d’il y a cinq cents millions d’années avant le Christ. J’avais cependant l’impression qu’il avait été fasciné et amusé par mes réactions devant le processus d’enfantement. Peut-être avait-il mis en scène cette révélation précisément pour susciter en moi une réaction aussi extrême ! Eh bien, si telle était son intention, Nebogipfel avait réussi. Mais, à présent, mon humiliation et ma colère aveugle étaient telles que je pouvais à peine supporter le spectacle de son faciès élégamment coiffé.
Or je n’avais nulle part où aller ! Je savais que Nebogipfel était mon seul repère dans cet insolite monde des Morlocks, que cela me plût ou non : le seul individu vivant dont je connusse le nom et – d’après ce que savais de la politique morlock – mon seul protecteur.
Peut-être Nebogipfel pressentit-il obscurément le conflit qui me déchirait. En tout cas, il ne m’imposa pas sa compagnie ; au lieu de quoi il me tourna le dos et, une fois de plus, fit se matérialiser du Sol mon modeste abri nocturne. Je me baissai pour y entrer puis allai me recroqueviller dans le coin le plus sombre, comme quelque animal de la forêt qu’on vient d’amener à New York.
Je restai là quelques heures et peut-être dormis-je. Je sentis enfin revenir une certaine énergie mentale ; je pris un peu de nourriture et fis une toilette sommaire.
Je crois qu’avant l’incident du centre d’élevage j’avais fini par être intrigué par les aperçus que j’avais eus du monde des Morlocks. Moi qui me suis toujours cru un Homme Rationnel, j’avais été fasciné de découvrir comment une société d’Êtres Rationnels pouvait imposer de l’ordre partout – comment on pouvait utiliser la Science et l’Ingénierie pour construire un monde meilleur. J’avais été impressionné par la tolérance des Morlocks dans leurs approches diversifiées de la politique et du gouvernement, par exemple. Mais la vision de cet homuncule à demi formé m’avait complètement perturbé. Peut-être ma réaction prouve-t-elle à quel point sont enracinés les valeurs et instincts essentiels de notre espèce.
S’il était vrai que les Néo-Morlocks avaient maîtrisé leur héritage génétique, ce legs empoisonné des océans primitifs, alors, à cet instant précis de tourmente intérieure, je leur enviai leur tranquillité d’esprit.
Je savais à présent qu’il me fallait prendre mes distances par rapport aux Morlocks : il se pouvait qu’on me tolérât, mais il n’y avait pas de place pour moi en ce lieu, pas plus qu’il n’y en aurait pour un gorille dans un hôtel de Mayfair. Je commençai donc à ébaucher de nouvelles résolutions.
J’émergeai de mon abri. Nebogipfel était là, il m’attendait, comme s’il n’avait pas quitté les abords de la cabane. Frôlant un piédestal d’un revers de main, il fit redisparaître l’abri inutile dans le Sol.
— Nebogipfel, dis-je vivement, il doit vous être évident que je suis aussi déplacé ici qu’un animal échappé d’un zoo qui se retrouve dans une ville.
Il ne dit rien ; son regard était impassible.
— À moins que vous n’ayez l’intention de me garder comme prisonnier ou comme spécimen de laboratoire, je ne désire nullement rester ici. J’exige que vous me permettiez d’avoir accès à ma Machine transtemporelle, afin que je puisse retourner dans ma propre époque.
— Vous n’êtes pas prisonnier, dit-il. Ce mot n’a pas de traduction dans notre langue. Vous êtes un être pensant et, en tant que tel, vous avez des droits. Les seules contraintes qui pèsent sur votre comportement sont : que vous ne fassiez plus de mal aux autres par vos actions…
— Contrainte que j’accepte, dis-je avec raideur.
— Et que vous ne partiez pas à bord de votre machine.
— Autant dire que je n’ai pas de droits ! répliquai-je d’un ton méprisant. Je suis effectivement prisonnier ici… et prisonnier dans le temps !
— Bien que la théorie du voyage dans le temps soit assez claire et que la structure mécanique de votre véhicule soit manifeste, nous ne comprenons pas encore les principes mis en jeu, dit Nebogipfel.
Je crus que cela signifiait que les Morlocks ne comprenaient pas encore la signification de la plattnérite.
— Mais, poursuivit-il, nous estimons que cette technologie pourrait être d’une grande utilité pour notre espèce.