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— Et comment !

J’eus soudain la vision de ces Morlocks, avec leurs appareils magiques et leurs armes stupéfiantes, retournant à bord de Machines transtemporelles modifiées dans le Londres de 1891.

Les Morlocks maintiendraient mon Humanité à l’abri du danger et du besoin. Mais je prévoyais que, dépossédé de son âme et, peut-être, finalement, de ses enfants, l’Homme moderne ne survivrait pas plus que quelques générations !

La pensée de cette horrible perspective fit affluer le sang à mes tempes ; or, dans le même temps, quelque lointain recoin rationnel de mon esprit me signalait certaines difficultés dans sa réalisation. « Réfléchis, me dis-je. Si tous les hommes modernes étaient effectivement détruits de cette manière – mais l’Homme moderne est néanmoins l’ancêtre du Morlock – alors les Morlocks ne pourraient jamais accéder par évolution à l’existence, ni par conséquent s’emparer de ma Machine pour voyager à rebrousse-temps… Paradoxal, n’est-ce pas ? Car on ne peut pas tout avoir. » Il ne faut pas oublier que l’énigme non résolue de mon deuxième passage dans le temps et de la divergence des Histoires que j’avais constatée fermentait encore dans un autre recoin de mon esprit et que je savais au tréfonds de mon âme que ma compréhension de la philosophie sous-jacente aux voyages transtemporels était encore pour le moins limitée.

Mais je repoussai toutes ces idées lorsque j’affrontai à nouveau Nebogipfel.

— Jamais. Jamais je ne vous aiderai à acquérir la technique du voyage dans le temps.

Nebogipfel me regarda.

— Alors, à l’intérieur des limites que je vous ai fixées, vous êtes libre de voyager partout dans nos mondes.

— Dans ce cas, je vous demande que vous me conduisiez dans un lieu, où qu’il puisse être dans ce système solaire aménagé, où existent encore des humains comme moi.

Je lançai ce défi en m’attendant à un refus. Or je fus surpris de voir Nebogipfel s’avancer vers moi.

— Pas précisément comme vous, dit-il. Mais qu’importe…, venez.

Sur ce, il s’élança une fois de plus dans cette immense plaine habitée. Je détectai comme une menace dans ses derniers propos sans pouvoir comprendre ce qu’il avait voulu dire. De toute façon, je n’avais guère d’autre choix que de le suivre.

Nous atteignîmes un espace dégagé d’environ un quart de mille de diamètre. J’avais depuis longtemps perdu tout sens de l’orientation dans cette immense chambre habitée. Nebogipfel chaussa ses lunettes et je conservai les miennes.

Tout à coup – sans avertissement d’aucune sorte – un faisceau lumineux jaillit en parabole du toit et nous embrocha. Levant les yeux, je perçus une lumière jaune et chaude et vis danser des grains de poussière ; je crus un instant que j’étais revenu dans ma Cage de Lumière.

Nous attendîmes quelques secondes ; je n’avais pas vu Nebogipfel émettre le moindre ordre aux machines invisibles qui gouvernaient ce lieu, mais le Sol sous mes pieds s’agita violemment. Je chancelai, car on eût dit une légère secousse sismique, totalement inattendue ici ; mais j’eus tôt fait de retrouver mon aplomb.

— Qu’était-ce ?

— Peut-être, répondit Nebogipfel, nullement troublé, aurais-je dû vous avertir. Notre montée a commencé.

— Notre « montée » ?

Je constatai alors qu’un disque de verre d’environ un quart de mille de diamètre était en train de s’élever au-dessus du Sol et de nous emporter dans les airs. C’était comme si j’étais au sommet d’une immense colonne qui jaillissait de la plaine. Nous étions déjà à une dizaine de pieds du sol et notre vitesse ascensionnelle semblait s’accélérer ; je sentis comme une légère brise me souffler sur le front.

Je fis quelques pas vers le rebord du disque et regardai s’ouvrir sous moi l’immense et complexe plaine des Morlocks. La chambre s’étendait à perte de vue, absolument plate, également peuplée. Le Sol ressemblait à une carte complexe – celle des constellations, peut-être –, dessinée en fil d’argent sur fond de velours noir et superposée au panorama des étoiles réelles. Un ou deux visages argentés se tournèrent vers nous lorsque nous nous élevâmes, mais la plupart des Morlocks montrèrent une totale indifférence.

— Nebogipfel… Où allons-nous ?

— Dans l’Intérieur, dit-il calmement.

Je pris conscience d’une modification de la lumière. Elle semblait plus forte et plus diffuse : elle n’était plus limitée à un unique faisceau comme on peut en voir du fond d’un puits.

Je tendis le cou. Le disque lumineux au-dessus de moi s’élargissait sous mes yeux, si bien que je pouvais à présent discerner un anneau dans le ciel, autour du disque central du Soleil. Ce ciel était bleu, tavelé de nuages lointains et cotonneux ; mais il avait une texture bizarre, des inégalités de couleur que j’attribuai d’abord aux épaisses lunettes que je portais.

Nebogipfel se détourna de moi. Il tapa du pied sur la base de notre plate-forme, d’où se matérialisa un objet que je ne pus d’abord reconnaître : c’était une vasque peu profonde avec une tige s’élevant de son centre. Ce ne fut que lorsque Nebogipfel le ramassa et le tint au-dessus de sa tête que je le reconnus pour ce qu’il était : une simple ombrelle pour protéger du soleil sa chair étiolée.

Ainsi parés, nous montâmes dans la lumière – le faisceau s’évasa –, et ma tête d’homme du dix-neuvième siècle émergea dans une plaine gazonnée !

17. Dans l’Intérieur

— Bienvenue à l’Intérieur, annonça Nebogipfel, comique avec son ombrelle.

Notre colonne de verre d’un quart de mille de section parcourut absolument sans bruit les quelques derniers yards de sa montée. J’eus l’impression d’être l’assistant que l’illusionniste fait apparaître sur la scène d’un théâtre. Je retirai mes lunettes et me protégeai les yeux de la main.

La plate-forme ralentit jusqu’à l’arrêt complet et son rebord se fondit dans la prairie d’herbe courte et raide qui l’entourait, sans solution de continuité, comme un soubassement en béton qu’on eût édifié là. Mon ombre était une tache noire aux bords tranchés juste sous moi. Il était midi, évidemment ; partout, dans l’Intérieur, il était midi toute la journée et tous les jours ! Le soleil aveuglant me tapait sur la tête et le cou – je présumai que j’allais bientôt être brûlé –, mais le contact exquis de ce rayonnement captif valait bien alors ce désagrément.

Je me retournai pour examiner le paysage.

De l’herbe partout ! Une plaine unie qui allait jusqu’à l’horizon – sauf qu’il n’y avait pas d’horizon dans ce monde aplati. Je levai les yeux, m’attendant à le voir s’incurver vers le haut : car, après tout, je n’étais plus collé à la surface externe d’une petite boule de roc comme la Terre mais à l’intérieur d’une immense coquille creuse. Or il n’y avait aucun effet optique de la sorte ; je ne vis que de l’herbe, encore de l’herbe et, peut-être, quelques bouquets d’arbres ou d’arbustes dans le lointain. Le ciel était une plaine de nuages de haute altitude, légers et teintés de bleu, qui se fondait avec la terre dans une barre de brume et de poussière.

— J’ai l’impression de me trouver sur une immense table, dis-je à Nebogipfel. Je m’attendais à une gigantesque coupole inversée. Le paradoxe est que je ne puis dire si je suis à l’intérieur d’une Sphère démesurée ou à la surface d’une planète géante !

— Il y a des moyens de s’en rendre compte, répondit Nebogipfel de sous son ombrelle. Regardez en l’air.