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Bien entendu, rien de tout cela n’eût été possible sans les propriétés de la bizarre substance que j’avais baptisée plattnérite. Je me rappelai comment, par hasard, j’étais entré en possession d’un échantillon de ce minéral : en cette nuit fameuse, deux décennies plus tôt, où un inconnu avait frappé à ma porte et m’en avait remis un paquet. « Plattner » – ainsi s’était-il présenté – était un individu corpulent, sensiblement plus âgé que moi, à la tête bizarrement volumineuse, aux cheveux grisonnants, qui arborait une tenue insolite aux couleurs de la jungle. Il m’enjoignit d’étudier la substance active qu’il me remit dans une fiole en verre. L’échantillon était d’abord resté plus d’un an sur une étagère de mon laboratoire sans que je l’examinasse, tandis que je progressais dans des recherches plus conséquentes. Mais finalement, par un morne dimanche après-midi, j’avais descendu la bouteille de son rayonnage…

Et ce que j’avais découvert m’avait enfin conduit… là où j’étais !

C’était la plattnérite, injectée dans des barreaux de quartz, qui alimentait la Machine et rendait possible ses exploits. Mais il me plaît de penser qu’il fallut ma propre combinaison d’analyse et d’imagination pour reconnaître et exploiter les propriétés de cette remarquable substance, alors qu’un individu moins doué eût pu passer à côté de la réussite.

J’avais répugné à publier mes travaux, vu leur nature insolite, sans vérification expérimentale. Je me fis la promesse de coucher mes recherches sur le papier, dès que je reviendrais avec spécimens et photographies, à l’attention des Philosophical Transactions ; ce serait une mémorable addition aux dix-sept articles sur la physique de la lumière que j’y avais déjà placés. Il serait amusant, songeai-je, de donner à mon article un titre aride, du genre « Quelques réflexions sur les propriétés chronologiques anormales du minéral dit “plattnérite” » et d’ensevelir dans le corps du texte la tonitruante révélation de l’existence du voyage dans le temps !

J’étais enfin prêt. J’enfonçai une fois de plus mon chapeau sur mes yeux, empoignai mon sac et mon appareil photographique et les fixai sous la selle. Puis, mû par une impulsion soudaine, j’allai jusqu’à la cheminée du laboratoire et saisis le tisonnier qui s’y dressait. Je soupesai sa masse substantielle – je me dis qu’il pourrait m’être utile – et le logeai dans le bâti du véhicule.

Je m’assis ensuite sur la selle et plaçai les mains sur les curseurs de départ blancs. La Machine frissonna, en créature du temps qu’elle était devenue.

Je jetai un coup d’œil circulaire à mon laboratoire, constatai sa réalité toute terrestre et fus frappé de voir à quel point nous y semblions à présent déplacés – moi, dans ma tenue d’explorateur amateur, et la Machine, avec sa forme d’un autre monde, marquée par les taches et les éraflures de l’avenir – quand bien même nous étions l’un et l’autre, en quelque sorte, des natifs de ce lieu. Je fus tenté de m’attarder. Quel mal y aurait-il à prolonger de vingt-quatre heures, d’une semaine ou d’un an mon séjour ici, confortablement incrusté dans mon siècle d’origine ? Je pourrais rassembler mes forces et guérir mes blessures : cette nouvelle aventure débutait-elle, comme la précédente, dans la précipitation ?

Des pas retentirent dans le corridor menant à la maison, puis j’entendis tourner la poignée de la porte. Ce devait être l’Écrivain qui se rendait au laboratoire.

Tout à coup, ma décision fut prise. Mon courage ne se renforcerait pas avec l’écoulement d’une minute supplémentaire de ce temps morne et ossifié du dix-neuvième siècle. Et, de plus, j’avais fait tous les adieux que j’avais jugé bon de faire.

Je poussai la manette jusqu’au bout de sa course. J’éprouvai cette bizarre impression de tourbillon qui accompagne le premier instant du voyage transtemporel, puis vint la sensation de chute éperdue dans le vide. Je crois que je poussai une exclamation en me retrouvant dans cet état désagréable. Il me semble que j’entendis tinter du verre : la vitre d’une lucarne, peut-être, soufflée par le déplacement d’air. Et, dans le tout dernier lambeau de seconde, je le vis, debout dans l’embrasure : l’Écrivain, silhouette fantomatique, indistincte, une main levée vers moi – prisonnier du temps !

Puis il disparut, aspiré dans l’invisibilité par ma fuite. Les murs du laboratoire devinrent flous, et, une fois de plus, les ailes gigantesques de la nuit et du jour se mirent à battre autour de ma tête.

LIVRE UN

Nuit Obscure

1. Le voyage dans le temps

Il y a dans l’Espace trois Dimensions dans lesquelles l’homme peut se mouvoir librement. Et le temps est simplement une Quatrième Dimension : identique aux autres sous tous ses aspects essentiels, hormis le fait que notre conscience est forcée d’avancer dans le temps à une allure uniforme, comme la plume de mon stylographe sur cette page.

Si seulement – avais-je spéculé au cours de mes recherches sur les propriétés particulières de la lumière – si seulement on pouvait tordre en tous sens les Quatre Dimensions de l’Espace et du Temps – en intervertissant, par exemple, la Longueur et la Durée – on pourrait alors flâner dans les corridors de l’Histoire aussi facilement qu’on peut prendre un cab pour se rendre dans le West End !

La plattnérite incrustée dans la substance de la Machine transtemporelle était la clé de son fonctionnement ; elle permettait à ce véhicule de se placer par rotation, d’une manière inusitée, dans une nouvelle configuration à l’intérieur du cadre de l’Espace et du Temps. Ainsi des spectateurs assistant – comme l’Écrivain – au départ de la Machine déclaraient-ils voir l’engin tournoyer vertigineusement sur lui-même avant de disparaître de l’Histoire ; et c’est ainsi que son pilote – moi-même – souffrait invariablement de vertiges, provoqués par la force centrifuge et la force de Coriolis, qui me donnaient l’impression d’être jeté à bas de ma monture.

En dépit de tous ces effets, la rotation induite par la plattnérite était d’une qualité différente de celle d’une toupie ou de la lente révolution de la Terre. Les sensations giratoires étaient carrément contredites, pour le pilote, par l’illusion d’être assis, absolument immobile, sur la selle, pendant que le temps filait en scintillant devant la Machine – car il s’agissait d’une rotation du Temps et de l’Espace eux-mêmes.

Tandis que nuits et jours se succédaient comme des battement d’ailes, les contours brumeux du laboratoire disparurent et je me retrouvai à l’air libre. Je traversais, une fois de plus, cette période de l’avenir dans laquelle, supputai-je, le laboratoire avait été démoli. De nombreux jours étaient comprimés en une minute, et le Soleil traversait le ciel comme un boulet de canon, illuminant une vague suggestion squelettique d’échafaudage autour de moi. Échafaudage qui finit bientôt par tomber, m’abandonnant sur le flanc dégagé de la colline.

Ma progression dans le temps s’accéléra. La succession scintillante des jours et des nuits se fondit en un bleu soutenu, crépusculaire, où je pus voir la Lune alterner ses phases en tourbillonnant comme une toupie d’enfant. Ma vitesse ne cessant d’augmenter, le bolide solaire se fondit en une arche de lumière qui s’étendait dans l’espace, arche qui oscillait verticalement dans le ciel. Autour de moi tremblotaient les intempéries, marquant les saisons de rafales successives de blanc neigeux et de vert printanier. En fin d’accélération, j’entrai dans une étrange immobilité sereine où seuls les rythmes annuels de la Terre elle-même – le passage du ruban solaire entre les bornes de ses solstices – palpitaient comme des battements de cœur au-dessus du paysage en constante évolution.