Выбрать главу

Ma demeure avait fait partie d’un alignement de maisons accolées situé sur la portion de Petersham Road en contrebas de Hill Rise, non loin du fleuve. Cette habitation était à présent démolie depuis longtemps et je me retrouvai assis sur le flanc dégagé d’une colline. Derrière moi s’élevait l’épaulement de Richmond Hill, masse incrustée dans le temps géologique. Les arbres fleurissaient puis, frissonnants, devenaient souches, les siècles de leur vie comprimés en l’espace de quelques battements de mon cœur. La Tamise était une ceinture de lumière argentée, lissée par mon passage dans le temps, en train de se creuser un nouveau chenal : elle semblait se tortiller d’un bout à l’autre du paysage comme un ver gigantesque et poussif. De nouveaux édifices s’élevaient comme des rafales de fumée ; certains éclataient même autour de moi, à l’emplacement de ma pauvre maison. Richmond Bridge avait disparu depuis longtemps, mais j’aperçus une nouvelle travée, longue peut-être de un mille, dont le tablier s’élançait dans le vide sans aucun support et franchissait la Tamise ; des tours montaient à l’assaut du ciel tremblotant, portant d’énormes masses sur leurs cols effilés. Je songeai à prendre le Kodak pour tenter de photographier ces fantasmes, mais je savais que ces spectres seraient par trop sevrés de lumière pour permettre l’enregistrement de la moindre image, dilués qu’ils étaient par le voyage transtemporel. Les technologies architecturales que j’entrevis me semblaient être aussi loin des possibilités du dix-neuvième siècle que l’avaient été les prodigieuses cathédrales gothiques des monuments des Romains ou des Grecs. Il est manifeste, me complus-je à penser, que dans cette ère future l’Homme s’était quelque peu libéré de l’implacable traction de la pesanteur ; sinon comment ces grandioses structures auraient-elles pu être dressées contre le ciel ?

Mais l’imposante travée qui franchissait la Tamise se tacha de brun et de vert, couleurs d’une vie irrespectueuse et destructrice, et – en un clin d’œil, me sembla-t-il – l’arche s’effondra en son milieu : il n’en resta plus que deux moignons de part et d’autre du fleuve. Comme tous les ouvrages de l’Homme, constatai-je, même ces sublimes structures étaient des chimères transitoires vouées à la précarité par comparaison avec la patience chthonienne de la terre.

J’éprouvai un détachement extraordinaire par rapport au monde – distanciation induite par mon déplacement dans le temps. Je me rappelai la curiosité et l’émotion qui m’avaient saisi lorsque j’avais pour la première fois plané au milieu de ces rêves d’une architecture future ; je me rappelai mes spéculations brèves et fiévreuses quant aux prouesses de ces futures races humaines. J’en savais plus à présent : je savais désormais qu’en dépit de ces remarquables réussites l’Humanité régresserait, inévitablement, sous la pression inexorable de l’évolution, jusqu’à la décadence et la dégénérescence des Éloï et des Morlocks.

Je fus frappé de voir à quel point nous autres humains ignorons l’écoulement du temps lui-même ou nous y rendons insensibles. Quelles vies brèves que les nôtres ! Et combien insignifiants sont les événements qui accaparent nos mesquines individualités quand on les considère sous la perspective grandiose de l’Histoire en marche. Nous sommes moins que des insectes éphémères, sans défense devant les forces inflexibles de la géologie et de l’évolution – forces qui se meuvent inexorablement et pourtant si lentement que, d’un jour à l’autre, nous n’avons même pas conscience de leur existence !

2. Une nouvelle vision

Je dépassai bientôt l’ère des Grands Édifices. De nouvelles maisons, de nouveaux palais, moins ambitieux mais toujours immenses, se matérialisaient dans un chatoiement flou tout autour de moi dans la vallée de la Tamise et prenaient cette opacité particulière qui, aux yeux d’un Voyageur transtemporel, est signe de longévité. L’arc solaire, oscillant dans le bleu foncé du ciel entre les bornes de ses solstices, me sembla briller d’un éclat plus fort ; un flot de verdure se répandit sur Richmond Hill et prit possession du terrain, bannissant les bruns et les blancs de l’hiver. Une fois de plus, j’étais entré dans cette ère où le climat de la Terre avait été modifié au profit de l’Humanité.

Je portai mon regard sur un paysage réduit à l’immobilité par ma vitesse ; seuls les phénomènes les plus étalés dans la durée persistaient assez longtemps pour que mon œil fugitif pût les percevoir. Je ne vis ni humains, ni animaux, ni même le moindre nuage passager. J’étais suspendu dans un calme quasi féerique. N’eussent été l’oscillation du ruban solaire et le bleu foncé – si peu naturel – du ciel où le jour se mêlait à la nuit, j’eusse tout aussi bien pu être assis dans un parc à la fin de l’été.

À en croire mes instruments, je n’étais pas encore au tiers de mon grand voyage – bien qu’un quart de million d’années se fussent déjà écoulées après le siècle qui m’était familier – et pourtant il semblait que l’ère où l’Homme construisait à la surface de la Terre était révolue. La planète avait été transformée en ce jardin dans l’enceinte duquel les êtres qui allaient devenir les Éloï mèneraient leurs existences futiles et médiocres ; et déjà, je le savais, des proto-Morlocks devaient être emprisonnés sous terre et devaient, en ce moment même, forer des tunnels dans leurs cavernes immenses encombrées de machines. Il y aurait peu de changements dans l’intervalle d’un demi-million d’années qu’il me restait à franchir, si l’on exceptait la dégénérescence encore plus avancée de l’Humanité et l’identité des victimes des millions de minuscules et effroyables tragédies qui feraient désormais partie de la condition humaine…

Mais – observai-je en m’arrachant à ces morbides spéculations – il y avait tout de même un changement, qui se matérialisait lentement dans le paysage. Je sentais en moi comme un trouble par-dessus l’oscillation habituelle de la Machine. Il y avait quelque chose de différent, peut-être un certain aspect de la lumière.

Assis sur ma selle, je scrutai les arbres fantomatiques, les prairies rases du côté de Petersham, la berge de la patiente Tamise.

Puis j’inclinai la tête vers les cieux lissés par le temps et m’aperçus enfin que la bande solaire était stationnaire dans le ciel. La Terre tournait encore assez rapidement sur son axe pour effacer le déplacement de l’astre du jour sur le firmament et rendre invisibles les étoiles dans leur course circumpolaire, mais ce ruban de lumière solaire n’oscillait plus entre les solstices : il était aussi fixe et immuable que s’il avait été construit en béton.

Nausées et vertiges revinrent brusquement. Je fus obligé d’agripper fortement les traverses de l’engin et je déglutis, luttant pour maîtriser mon propre corps.

Il n’est pas facile de faire comprendre l’impact qu’eut sur moi ce simple changement dans mon environnement ! Je fus d’abord abasourdi par l’audace inouïe de la technique impliquée dans la suppression du cycle saisonnier. Les saisons terrestres découlaient de l’inclinaison de l’axe de rotation de la planète sur le plan de l’orbite qu’elle décrivait autour du Soleil. Sur la Terre, apparemment, il n’y aurait désormais plus de saisons. Et cela ne pouvait signifier qu’une seule chose – et je m’en rendis compte immédiatement : l’inclinaison axiale de la planète avait été corrigée.

J’essayai d’imaginer par quels moyens ce résultat avait pu être obtenu. Quelles énormes machines avaient dû être installées aux pôles ? Quelles mesures avaient été prises pour assurer que la surface de la Terre ne se détachât pas sous les tensions induites pendant l’opération ? Peut-être, supposai-je, avait-on utilisé un gigantesque dispositif magnétique qui avait manipulé le noyau métallique en fusion de la planète.