Allgood, en voyant les mains du chirurgien trembler, s’interrogea : Que leur arrive-t-il à tous les deux ? Ils ne sont pas bêtes à ce point-là ?
— L’infirmière n’a-t-elle pas agi délibérément ? demanda Calipine.
— Si, Calipine, répondit Allgood.
— Vos agents n’ont rien vu. Cependant nous savons qu’il ne peut en être autrement. Calipine se détourna pour scruter les appareils de contrôle avant de revenir au chef de la Sécurité. Explique-nous pourquoi.
— Je n’ai pas d’excuse, Calipine, répondit Allgood avec un soupir. Les hommes ont été censurés.
— Explique-nous alors les mobiles de l’infirmière, reprit l’Optimhomme d’un ton de commandement.
Allgood s’humecta les lèvres du bout de la langue et jeta un coup d’œil rapide à Boumour et Igan. Les deux chirurgiens fixaient le sol. Ses yeux revinrent vers Calipine, vers le visage flamboyant, abrité au creux de la sphère.
— Il nous a été impossible de les découvrir, Calipine.
— Impossible ? demanda Nourse.
— Elle… euh !… elle a cessé d’exister au cours de l’interrogatoire, Nourse. Les trois Optimhommes se figèrent sur leur trône. Une déficience de son modelage génétique d’après les pharmaciens.
— Un incident pitoyable, commenta Nourse en s’adossant à son siège.
— C’était peut-être un effacement volontaire, intervint Igan étourdiment.
Satané imbécile, pensa Allgood.
— Igan, vous étiez là ? demanda Nourse qui s’était tourné vers le chirurgien.
— C’est Boumour et moi-même qui avons administré les somnifères.
Et elle est morte, songea Igan, ce n’est pas nous qui l’avons tuée. Cependant on nous reprochera sa mort. Où avait-elle appris à arrêter les battements de son cœur ? Il n’y a que les Cyborgs pour connaître un tel truc et l’enseigner.
— Un effacement volontaire, s’enquit Nourse. Même abordée de biais, l’idée impliquait des conséquences terrifiantes.
— Max, dit Calipine se penchant en avant, l’avez-vous torturée ? Pourquoi voulait-elle donc lui faire admettre sa sauvagerie ? se demanda-t-elle.
— Elle n’a pas souffert, Calipine.
Déçue, l’Optimhomme se rencogna dans son trône. Mentirait-il ? Elle consulta les appareils : calme. Il ne mentait pas.
— Pharmacien, demanda Nourse, expose ton opinion.
— Nous l’avons soigneusement examinée, répondit Igan. Les somnifères ne sont pas responsables. En aucune manière…
— Certains parmi nous pensent à une déficience génétique, intervint Boumour.
— Nous ne sommes pas tous d’accord à ce sujet, reprit Igan qui jeta un coup d’œil à Allgood. Bien qu’il sentît la désapprobation du chef de la Sécurité, il ne pouvait agir autrement : il fallait créer un malaise chez les Optimhommes. Dès qu’on parvenait à provoquer chez eux des réactions émotionnelles, ils commettaient des erreurs. Le plan exigeait des erreurs, maintenant. On devait ruiner leur équilibre, mais de façon délicate, subtile.
— Max, ton opinion, demanda Nourse qui épiait son interlocuteur. Dernièrement, ils n’avaient obtenu que de pâles imitations, des doubles dégénérés.
— Nous avons prélevé des spécimens de tissu cellulaire et nous faisons croître un double. Si la copie est parfaite, nous pourrons enquêter sur la déficience génétique.
— Il est regrettable que le double ne possède pas la mémoire de l’original, fit remarquer Nourse.
— Regrettable, ô combien, renchérit Calipine qui continua à l’adresse de Schruille : N’est-ce pas, Schruille ?
L’autre Optimhomme la regarda sans répondre. Croyait-elle pouvoir jouer avec lui comme avec les simples ordinaires ?
— Cette femme avait-elle un compagnon ? demanda Nourse.
— Oui, Nourse, répondit Allgood.
— Union fertile ?
— Non, Nourse. C’était une Stéri.
— Remplacez-la. Une autre femme, un peu de plaisir. Laissez-le croire qu’elle nous était fidèle.
Allgood acquiesça.
— Nous lui donnerons une femme, Nourse, qui le surveillera constamment.
Calipine laissa échapper une cascade de rires.
— Pourquoi n’a-t-on pas encore parlé de ce Potter, l’ingénieur génétique ? demanda-t-elle.
— J’y arrivais, Calipine, répondit Allgood.
— Quelqu’un a-t-il examiné l’embryon ? demanda Schruille en levant brusquement les yeux.
— Non, Schruille.
— Pourquoi ?
— S’il s’agit d’un plan concerté pour échapper au contrôle génétique, nous ne voulons pas que les membres du complot sachent que nous les soupçonnons. Du moins, pas encore. Il nous faut d’abord en apprendre plus sur ces gens : les Durant, leurs amis, Potter, tout le monde.
— Mais l’embryon est la clef de toute l’affaire. Qu’en a-t-on fait ? Où se trouve-t-il ?
— C’est un appât, Schruille.
— Un appât ?
— Oui, Schruille, pour attirer les conspirateurs.
— Mais qu’en a-t-on fait ?
— Cela n’a aucune importance, Schruille, tant que nous pouvons… tant qu’il reste sous notre surveillance.
— L’embryon est parfaitement gardé, j’espère ? intervint Nourse.
— Envoie-nous le pharmacien Svengaard, ordonna Calipine.
— Svengaard ?… Calipine.
— Tu n’as pas besoin de savoir pourquoi. Envoie-le-nous, c’est tout.
— Oui, Calipine.
Là-dessus, elle se leva comme pour signifier que l’entretien était terminé. Les acolytes opérèrent un demi-tour, en manœuvrant toujours leurs encensoirs et se préparèrent à raccompagner les ordinaires. Mais Calipine n’en avait pas encore fini.
— Regarde-moi, Max.
Allgood leva les yeux et reconnut ce regard étrange, inquisiteur.
— Ne suis-je pas belle ?
Le chef de la Sécurité contempla la mince silhouette dont la robe et les rideaux voilaient les contours. Oui, elle était belle, comme beaucoup d’Optimhommes du sexe féminin. Mais la perfection de sa beauté suscitait une note d’effroi. Elle avait déjà vécu quarante mille ans et elle vivrait encore un temps indéfini. Un jour, sa chair à lui rejetterait les succédanés médicaux et les rations d’enzymes ; il mourrait tandis qu’elle continuerait à vivre, toujours.
De toute sa chair, il la refusait.
— Vous êtes belle, Calipine.
— Tes yeux ne le disent jamais.
— Cal, que veux-tu exactement ? demanda Nourse. Tu veux ce… tu veux, Max ?
— Je veux ses yeux, juste ses yeux.
— Ah, les femmes ! s’exclama Nourse après un regard à Allgood. Dans sa voix, il y avait une note de camaraderie affectée.
Allgood était abasourdi. Il n’avait jamais entendu employer un ton pareil chez les Optimhommes.
— Une remarque, dit Calipine : ne m’interromps pas avec ces plaisanteries d’hommes. Au fond de toi-même, Max, qu’éprouves-tu pour moi ?
— Aaah ! s’exclama Nourse en hochant la tête.
Comme Max restait muet, Calipine reprit :
— Je vais répondre à ta place. Tu m’adores. Ne l’oublie jamais, Max, tu m’adores.
Après un dernier regard à Boumour et Igan, elle les congédia d’un geste de la main.
Allgood baissa les yeux ; elle avait dit vrai, il le sentait. Il se détourna et, flanqué par les acolytes, il sortit avec Boumour et Igan.