— Par la porte ?
— Il est sorti tout simplement.
Le visage d’Allgood réapparut sur l’écran de la manipulatrice.
— Vous avez entendu ?
— Oui. Je me trouvais au bout du couloir lorsqu’il est entré et je ne l’ai pas vu ressortir.
— Vous avez sûrement tourné le dos pendant cinq secondes.
— Eh bien !…
— C’est bien ça, n’est-ce pas ?
— J’ai dû détourner les yeux une seconde, mais…
— Et vous l’avez manqué.
— Mais j’ai entendu un choc à l’intérieur.
— S’il s’était passé quoi que ce soit d’anormal, mes hommes m’en auraient informé. Écoutez, laissez tomber. Ne nous occupons pas de Svengaard. D’après eux, il devait agir ainsi, et nous, nous devions fermer les yeux. Ils ne se trompent jamais dans ces cas-là.
— Si vous le dites.
— J’en suis sûr.
— Au fait, pourquoi cet embryon est-il si important ?
— Ça ne vous regarde pas, mon petit chou. Retournez travailler et laissez-moi dormir.
Elle coupa la communication, toujours préoccupée par le bruit qu’elle avait entendu. On aurait dit qu’on frappait sur quelque chose.
À l’autre bout de la ligne, Allgood resta à contempler l’écran vide après que l’infirmière eut raccroché. Du bruit ? Un choc ? Il mit sa bouche en cul de poule et exhala lentement :« Ces bon sang de bonnes femmes ! »
Il se leva brusquement et revint à son lit. La putain qu’il avait amenée pour la nuit reposait dans la lumière rose d’un diffuseur, à demi endormie, les yeux braqués sur lui. Ce regard qui filtrait sous les longs cils le jeta dans une violente colère.
— Fous-moi le camp ! rugit-il.
Complètement réveillée, elle se dressa dans le lit, les yeux grands ouverts.
— Dehors, dit-il en désignant la porte du doigt.
Elle dégringola du lit, attrapa ses affaires et sortit en courant comme un éclair de chair rose.
C’est seulement lorsqu’elle fut partie qu’Allgood s’aperçut qu’elle lui rappelait… Calipine. Une pâle version de Calipine. Ce qui l’amena à s’interroger sur lui-même. Les Cyborgs lui avaient affirmé que les ajustements qu’ils avaient effectués et que les appareils qu’ils avaient implantés en lui l’aideraient à maîtriser ses émotions, lui permettraient de mentir en toute impunité, même aux Optimhommes. Mais cette colère… Terrifiant. Il contempla une de ses pantoufles abandonnée sur la moquette grise ; sa sœur jumelle avait disparu quelque part. Il donna un coup de pied dans la pantoufle et se mit à arpenter la pièce.
Quelque chose n’allait pas. Il en avait l’intuition.
Après avoir vécu près de quatre cents années très agréables, presque entièrement consacrées au service des Optimhommes, il possédait un instinct bien développé de la Sécurité et du danger. C’était une question de vie ou de mort.
Quelque chose n’allait pas.
Les Cyborgs lui avaient-ils menti ? Se jouaient-ils de lui ?
Il trébucha sur la pantoufle sans y prêter attention.
Du bruit. Un choc.
Jurant à mi-voix, il retourna au téléphone et appela son agent. L’homme qui apparut sur l’écran ressemblait à un enfant avec ses lèvres bouffies et ses grands yeux avides.
— Descends inspecter la salle, ordonna Allgood. Passe-la au peigne fin. Cherche des traces de lutte.
— Mais si quelqu’un nous voit…
— Je m’en fous ! Fais ce que je te dis.
— Oui, monsieur.
L’autre coupa la communication.
Toute envie de dormir avait quitté Allgood ; il enleva sa robe de chambre, prit une douche rapide et s’habilla.
Quelque chose n’allait plus. Il en avait l’intuition. Avant de quitter son appartement, il lança un appel pour qu’on arrête Svengaard et qu’on l’amène aux fins d’interrogatoire.
CHAPITRE X
À huit heures du matin, dans la zone industrielle, au nord de Seatac, les rues et les trottoirs roulants grouillaient de véhicules et de piétons.
Agitation incessante d’individus anonymes guidés par leurs préoccupations personnelles. Le contrôle du temps avait annoncé une journée sans nuages et une température de vingt degrés. Dans une heure, quand la cité vivrait au rythme du travail, la circulation diminuerait d’intensité. Potter avait souvent contemplé ce spectacle-là, mais il n’avait jamais été pris dans le va-et-vient créé par le croisement des équipes de jour et de nuit. La Résistance des parents avait choisi ce moment propice, car au milieu de la foule, Potter et son guide n’étaient que deux passants anonymes. Qui les aurait remarqués ? Mais cette situation n’empêchait pas le chirurgien de se laisser fasciner par le spectacle inédit pour lui.
Une grande Stéri, vêtue de l’uniforme à rayures blanches et vertes d’une conductrice de presse de l’industrie lourde, le bouscula en passant. À cause de sa peau crémeuse et de ses traits épais, elle lui parut appartenir au type B 2022419K98. Elle portait à l’oreille droite une amulette d’or représentant une poupée suspendue à un anneau.
Derrière elle, trottait, presque au même pas, un petit homme, la tête rentrée dans les épaules, qui tenait une courte canne de cuivre. Le sourire insolent qu’il adressa à Potter, semblait dire : « C’est le seul moyen d’avancer au milieu d’une foule pareille. »
Le guide, après avoir fait descendre Potter du trottoir roulant, s’engagea dans une rue latérale. Pour le chirurgien, ce guide restait une énigme ; il n’arrivait pas à deviner son modelage. L’homme arborait une tenue de travail d’un marron uniforme. Tout en lui avait l’air normal, excepté sa peau, d’une pâleur quasi maladive. Ses yeux, profondément enfoncés dans les orbites, brillaient comme des lentilles de verre. Les quelques mèches brun foncé qui s’échappaient de sa casquette paraissaient artificielles ; ses mains, lorsqu’il touchait Potter pour lui indiquer le chemin, étaient froides et leur contact légèrement répugnant.
À un détour, la rue s’était transformée en un canyon encaissé entre deux immenses tours sans fenêtre. Maintenant, la foule se clairsemait. La poussière qui tourbillonnait dans ce coupe-gorge dissimulait presque la silhouette lointaine des ponts. La présence de la poussière, tolérée par quelque responsable local pris d’une passion inconsciente pour la nature, surprit l’homme de science.
Un individu corpulent les croisa à pas rapides. Des poignets noueux, des jointures saillantes, des cals cornés ; ses mains intriguèrent le chirurgien. Il ne connaissait pas d’activité manuelle susceptible d’entraîner de telles malformations.
Par un dédale de voies abandonnées, le guide le mena jusqu’à une ruelle sombre. Comme les passants avaient disparu, Potter éprouva une impression de solitude et une curieuse sensation de déjà vu.
Pourquoi ai-je suivi cet homme ?
L’homme en question portait sur l’épaule le blason en forme de volant qui était l’insigne de conducteur. Il avait déclaré de but en blanc qu’il appartenait aux parents de la Résistance.
— Je sais ce que vous avez fait pour nous. C’est à notre tour de faire quelque chose pour vous. Venez, avait-il ajouté avec un mouvement de tête.
Après cette présentation, les deux hommes n’avaient plus guère échangé de paroles. Cependant Potter avait tout de suite été persuadé de la sincérité de son compagnon.
Pourquoi alors ai-je accepté son invite ? Certainement pas pour les promesses latentes d’une vie plus longue ou d’un savoir plus étendu. Les Cyborgs étaient dans le coup, et il soupçonnait son guide d’appartenir à leur confrérie. La plupart des Optimhommes et des Serviteurs de haut rang tendaient à ignorer les rumeurs propagées dans la Masse à propos de l’existence des Cyborgs : mais Potter n’avait jamais fait partie des cyniques ni des railleurs. Pourquoi ? Il ne pouvait pas l’expliquer, pas plus qu’il ne pouvait justifier sa présence dans la ruelle entre deux murs de plasmeld que les tubes lumineux plongeaient dans un éclairage fantomatique.