Il avait fini par se rebeller, estimait-il, contre une des trois malédictions de leur âge : la tempérance, la drogue, l’alcool. En leur temps, les deux derniers l’avaient attiré… mais il avait finalement opté pour la tempérance. Ce qui, il en avait conscience, n’était pas normal à son âge. Il aurait mieux valu s’aboucher à l’une de ces extravagantes sectes sexuelles. Mais les pratiques sexuelles, sans le moindre aperçu sur autre chose, l’avaient rebuté. C’était un signe de dégénérescence irrémédiable.
La ruelle débouchait sur l’une des places abandonnées de la mégalopole : un triangle de pavés et une fontaine qui semblait faite de vraies pierres verdies par l’âge.
Les Optimhommes ne connaissent pas ce lieu. Ils méprisaient la pierre qui s’érodait et s’effritait sous leurs yeux et lui préféraient le plasmeld.
Lorsqu’ils atteignirent le plein air, le guide ralentit le pas. Potter remarqua qu’il se dégageait de lui une légère odeur de produits chimiques, douceâtre comme celle de l’huile. Une minuscule cicatrice marquait son cou.
Pourquoi n’a-t-il pas employé le chantage ? Il était donc sûr que je viendrais. Qui peut me connaître aussi bien ?
— Nous avons un travail pour vous, avait annoncé le guide. Une opération.
J’ai une faiblesse, la curiosité. Voilà la raison de ma présence ici.
L’autre posa la main sur le bras de Potter.
— Arrêtez. Attendez ici. Sans bouger.
Sous le ton de la conversation, Potter devina une tension latente. Il leva les yeux et examina les alentours. Des immeubles neutres et aveugles ; devant eux, à l’angle d’une autre ruelle, une large porte. Ils avaient dépassé la fontaine sans rencontrer âme qui vive. Rien ne bougeait autour d’eux. On ne distinguait que le faible ronronnement d’une machine.
— Qu’y a-t-il ? demanda Potter. Qu’attendons-nous ?
— Rien. Attendez.
Potter haussa les épaules.
Ses fantasmes lui renvoyèrent les images de sa rencontre avec l’homme. Comment ont-ils pu savoir ce que j’ai fait avec l’embryon ? La manipulatrice sans doute. C’est l’une des leurs.
Le guide avait refusé de répondre à cette question.
Je suis venu parce que j’espérais qu’ils m’aideraient à résoudre le problème posé par l’embryon Durant. Ils sont responsables de l’intrusion de l’arginine ; du moins, je le soupçonne.
Il réfléchit à la description de Svengaard :
De la protamine riche en arginine s’était déposée sur les hélices alpha des cellules ; puis, l’opération avait joué son rôle : le sulphydoyl avait neutralisé l’effet de la cystéine, la phase ATP… l’olygomycine et l’acide… la réaction d’échange avait été stoppée.
Potter leva les yeux vers le rectangle de ciel bleu délimité par les bâtiments qui entouraient le square. Préoccupé par le modelage Durant, il venait d’avoir une idée. Il cessa un instant de voir le ciel pour se replonger dans le magma cellulaire et il explora de nouveau les structures mitochondriales comme un plongeur sous-marin.
— On peut le refaire, chuchota-t-il.
— Silence, souffla le guide.
Le chirurgien acquiesça. Il suffit d’un flot d’arginine. En suivant la description de Svengaard, je peux recommencer. Dieux ! Nous pouvons créer des milliards d’embryons Durant ! Et chacun sera viable et autonome.
Il prit une profonde inspiration, terrorisé à la pensée que, depuis l’effacement de la bande, sa mémoire seule renfermait le secret de l’opération et de ses conséquences. Svengaard et la manipulatrice n’en connaissaient qu’une partie ; ils n’étaient pas là, plongés au cœur de la cellule.
Un brillant chirurgien serait capable, à partir d’un rapport incomplet de comprendre le processus et de répéter l’opération. À la condition de s’attaquer au problème. Mais qui s’y attaquerait ? Certes, pas les Optimhommes. Ni cet abruti de Svengaard.
À ce moment, le guide lui toucha le bras.
Potter baissa les yeux sur ce visage aplati, aux yeux de verre, dont l’origine restait indéfinissable.
— On nous observe, déclara l’autre de sa voix impersonnelle. Écoutez-moi attentivement, votre vie en dépend.
Le chirurgien secoua la tête et cligna des yeux. On lui dérobait sa personnalité ; il devenait un instrument destiné à enregistrer et à exécuter les ordres de l’autre.
— Vous allez emprunter la porte qui nous fait face, annonça le guide.
Potter détourna les yeux. Deux hommes portant des paquets surgirent de la ruelle, juste devant la porte, et se dirigèrent à pas pressés vers la fontaine. Le guide les ignora comme il ignora le babillement des voix enfantines qui s’élevaient dans la ruelle.
— Une fois entré dans ce bâtiment, vous prendrez la première porte à gauche. Vous trouverez une femme devant un enregistreur et vous lui direz : « Mes chaussures me serrent. » Elle vous répondra : « À chacun sa peine. » Et elle s’occupera de vous.
— Et si… elle n’est pas là ? demanda Potter qui avait enfin retrouvé sa voix.
— Alors, prenez la porte derrière le bureau de la femme, traversez une pièce et gagnez l’autre entrée. Là, tournez à gauche. À l’arrière de l’immeuble, vous trouverez un homme vêtu de l’uniforme de surveillant, rayures grises et blanches. Recommencez le même jeu.
— Et vous ?
— Ça ne vous regarde pas. Vite, maintenant. Et le guide le poussa en avant.
Potter vacilla jusqu’à la porte. À ce moment précis, une femme en uniforme d’institutrice surgit de la ruelle, à la tête d’une colonne d’enfants qui se glissa entre lui et la poignée de la porte.
En dépit du choc, il enregistra les détails de la scène. Les shorts des enfants révélaient leurs jambes élancées. Soudain, ils l’environnèrent et il dut se frayer un chemin parmi eux.
Derrière lui, quelqu’un hurla.
Potter heurta la porte, saisit la poignée et se retourna.
Le guide se trouvait maintenant de l’autre côté de la fontaine qui le cachait jusqu’à mi-corps. Mais son torse, à lui seul, avait de quoi faire frémir. De la surface d’un blanc laiteux jaillit un rayon de lumière brûlante.
Une poignée d’hommes émergea d’une ruelle à gauche. Sous l’effet du rayon lumineux, ils se recroquevillèrent, brûlés vifs. Au milieu des hurlements et des pleurs, les enfants s’enfuirent par où ils étaient venus. Potter ne les regarda même pas ; il n’avait d’yeux que pour cette machine à tuer qu’il avait prise pour un homme.
Le guide leva un bras et le pointa vers le ciel. Des rayons bleus jaillirent de ses doigts. Des véhicules aériens tombèrent sous l’impact. Dans l’atmosphère soudain chargée d’ozone, s’éleva un infernal tintamarre d’explosions, de cris et de hurlements sauvages.
Pétrifié, le chirurgien en oubliait les recommandations, et sa main posée sur la poignée de la porte.
La réponse à l’attaque ne s’était pas fait attendre. Les vêtements du guide s’envolèrent en fumée ; apparut alors son corps blindé aux muscles de plasmeld. Les mains et la poitrine ne cessèrent pas pour autant d’émettre des éclairs mortels.
Incapable d’en voir plus, Potter ouvrit la porte et s’enfonça d’un pas mal assuré dans un couloir rendu relativement lumineux par des murs peints en jaune. Au moment où il claqua une porte derrière lui, une explosion ébranla le bâtiment. La porte en trembla sur ses gonds.