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— L’immortalité, murmura Svengaard.

— Non ! mais une longue vie, bien plus longue que la nôtre. Moi, je vais sur mes quatre cents ans comme plusieurs de nos contemporains. Quatre cents belles années, conclut-il en se rappelant l’expression ironique de Calipine et le ricanement de Nourse.

— Vous avez… quatre cents ans.

— Et ce n’est rien, je le reconnais, comparé aux milliers d’années dont ils disposent eux. Or, chacun d’entre nous pourrait bénéficier du même avantage, mais ils ne veulent pas.

— Pourquoi donc ?

— Ainsi il leur est possible d’offrir quelques années de vie supplémentaires à quelques élus, en échange de leurs bons et loyaux services ? Sans cela, ils n’auraient pas de monnaie pour nous acheter. Mais vous le savez très bien : vous avez essayé de vous vendre, toute votre vie.

Svengaard baissa les yeux sur ses mains liées. C’est donc cela, ma vie ? Pieds et poings liés. Qui voudrait encore de moi ?

— Vous devriez entendre les ricanements de Nourse quand il parle de nos quatre cents misérables années de vie.

— Nourse !

— Oui, Nourse, l’Optimhomme de la Tuyère, le Cynique, celui qui a bien plus de quatre cents ans. À votre avis, pourquoi est-il devenu cynique ? Il existe des Optimhommes plus âgés que lui, bien plus âgés même, et qui, pour la plupart, ne sont pas cyniques.

— Je ne comprends pas.

Svengaard était accablé ; il n’osait plus opposer d’arguments à ceux du chirurgien tant les siens lui paraissaient faibles.

— J’oubliais que vous n’appartenez pas au Centre. Les Optimhommes se classent eux-mêmes en plusieurs catégories, selon les minces degrés d’émotions qui leur sont permis. Ainsi il y a les Actionnistes, les Émotifs, les Cyniques, les Hédonistes et les Blasés. Pour atteindre l’hédonisme, ils passent par le cynisme ; le trio actuel de la Tuyère est déjà bien engagé dans la recherche du plaisir. Un autre système très dangereux.

Igan cherchait à deviner l’effet de ses paroles sur son interlocuteur. L’esprit de Svengaard ne se différenciait guère de celui de la masse. L’homme restait fidèle à des croyances moyenâgeuses ; pour lui, le Centre, les Optimhommes, constituaient le « primum mobile » d’où dépendaient les orbes célestes. Au-dessus du Centre, s’étendait l’empyrée, le domaine du Créateur… comme tous les Svengaard de ce monde, il ne distinguait pas les Optimhommes du Créateur. Les premiers comme le dernier habitaient un royaume au-delà de la lune ; ils étaient de plus infaillibles.

— Où fuir ? demanda Svengaard. Où nous cacher ? Ce sont eux qui contrôlent la distribution des enzymes. Dès que nous mettrons les pieds dans une pharmacie pour renouveler nos rations, c’en sera fini de nous.

— Nous avons des fournisseurs.

— Mais pourquoi avez-vous besoin de moi ? Svengaard ne pouvait s’arracher à la contemplation de ses liens.

— Parce que vous êtes une personnalité unique, parce que Potter a besoin de vous. Parce que vous connaissez l’embryon Durant.

L’embryon Durant ? Que représente donc cet embryon ? On y revenait toujours.

Svengaard leva les yeux et croisa le regard de son interlocuteur.

— Ma description des Optimhommes vous choque, reprit Igan.

— Oui.

— Il faut les fuir comme la peste. La vermine du monde.

L’amertume d’Igan fit reculer Svengaard.

— « Saul en a tué mille, David en a tué dix mille. » Les Optimhommes, eux, tuent notre avenir.

Un homme de forte carrure vint se planter devant la table, le dos tourné à Svengaard.

— Alors ? demanda-t-il. Mais, dans ce seul mot, le prisonnier perçut l’urgence.

En dépit de ses efforts, il ne put apercevoir le visage du nouveau venu ; il ne voyait qu’une veste grise tendue sur un dos large.

— Je ne sais pas encore, répondit Igan.

— Il n’y a plus de temps à perdre. Potter a terminé.

— Résultat ?

— Il a réussi. Avec l’injection enzymatique qu’il lui a administrée, la mère sera bientôt debout. Il désigna Svengaard d’un pouce épais pointé par-dessus son épaule : Qu’est-ce qu’on fait de lui ?

— Emmenez-le. Que fait le Centre ?

— Il a ordonné d’emprisonner tous les chirurgiens.

— Déjà ? Le docteur Hand ?

— Il a pris la porte noire.

— Il a arrêté son cœur. La seule chose à faire. On ne peut se permettre de laisser interroger un seul d’entre nous. Au fait, nous sommes combien maintenant ?

— Sept.

— Et avec Svengaard ?

— Huit.

— Alors nous le garderons prisonnier pour le moment.

— Ils commencent à faire sortir leur personnel de Seatac.

Svengaard ne voyait qu’une moitié du visage d’Igan ; le gros homme cachait l’autre. Mais sur cette moitié apparut une expression de profonde concentration. Un œil se posa sur lui avant de se détourner.

— Évidemment, dit Igan.

— Oui, ils vont détruire la mégalopole.

— Juste la stériliser.

— Vous avez déjà entendu comment Allgood parle de la masse ?

— Très souvent. De la vermine dans leurs parcs. Il rasera la région sans un froncement de sourcils. Tout est-il prêt pour le départ ?

— On a fait au mieux.

— Le chauffeur ?

— Programmé pour sa mission.

— Faites une piqûre à Svengaard afin qu’il se tienne tranquille. Une fois partis, nous n’aurons pas le temps de nous occuper de lui.

Le prisonnier se raidit sur son siège.

Le gros homme se retourna et le jaugea de ses yeux gris dépourvus de toute émotion. Dans l’une de ses mains puissantes, il tenait une seringue hypodermique automatique. La main effleura le cou de Svengaard qui ressentit un choc.

Tandis que des nuages brumeux envahissaient son cerveau, il fixa les yeux sur le visage anonyme qui le dominait. La gorge gonflée, la langue pâteuse, il voulut parler. En vain. Toute son attention se concentra sur les fentes du plafond. Peu à peu, sa vision s’étrécit, s’étrécit pour ne laisser subsister qu’un cercle tourbillonnant, semblable à un œil à la pupille fendue.

Il sombra dans un océan de ténèbres.

CHAPITRE XIII

Assis sur une banquette auprès de Lizbeth, Harvey la regardait. Cinq personnes tenaient dans un espace cubique à peine plus grand qu’une boîte d’emballage grand format, boîte qui avait été mélangée au chargement habituel d’un camion de transport sillonnant le pays. Un seul tube lumineux, placé au-dessus de la tête de la jeune femme, faisait régner à l’intérieur une sinistre clarté jaunâtre. De sa place, elle pouvait distinguer Igan et Boumour installés sur une banquette rudimentaire en face d’elle ; leurs jambes étaient étendues sur le corps de Svengaard qui gisait sur le sol, garrotté, bâillonné, inconscient. Harvey lui avait dit qu’il faisait déjà nuit dehors, ce qui signifiait qu’ils avaient déjà fait un bon bout de chemin. Elle souffrait de nausées et les cicatrices de son ventre tiraillaient. Curieusement, l’idée de porter son enfant la rassurait. Elle ressentait une impression de plénitude. D’après Potter, elle réussirait, tant qu’elle porterait l’embryon, à survivre sans ses rations d’enzymes. Le chirurgien comptait sans aucun doute que l’embryon retournerait dans une éprouvette dès que les parents se trouveraient en lieu sûr. Mais Lizbeth avait pris une décision : elle s’y opposerait. Elle voulait porter son fils à terme. Bien qu’aucune femme ne l’eût fait depuis des milliers d’années, elle y tenait.