— Le contrôle ! souffla Igan. Silence, tout le monde !
Les cinq passagers sentirent le camion ralentir. La suspension aéropneumatique se fit de plus en plus douce ; les turbines gémirent avec la décélération, et s’arrêtèrent en un soupir. Le véhicule s’immobilisa.
Le regard de Svengaard explora le compartiment, au-dessus de lui, sur la droite ; un banc rudimentaire… deux silhouettes assises. Une pointe métallique dépassait des montants de la banquette et frôlait sa joue. Svengaard rapprocha la tête avec des mouvements lents et précautionneux et il sentit bientôt le métal effleurer sa chair à travers le bâillon. Il poussa légèrement la tête. Le bâillon descendit un peu. Une nouvelle poussée et le bâillon glissa encore d’un dixième de millimètre. Il tourna les yeux pour surveiller les environs et vit, au-dessus de lui à gauche, Lizbeth, les yeux clos, les mains devant la bouche. Une impression d’angoisse intense se dégageait de toute sa personne.
Le chirurgien bougea de nouveau la tête.
On entendait des voix dans le lointain : des questions impératives, un murmure de réponses.
Les mains de Lizbeth s’abaissèrent, dégageant sa bouche ; elle bougea les lèvres sans émettre un son.
À l’extérieur, le bruit des voix avait cessé. Le camion se remit lentement en marche.
Svengaard tourna la tête. Le nœud du bâillon lâcha à ce moment-là ; il le cracha et se mit à hurler : « Au secours ! Au secours ! Je suis prisonnier ! »
Igan et Boumour sursautèrent. Lizbeth hurla :
« Non, oh non ! »
D’un seul élan, Harvey bondit sur ses pieds, écrasa son poing sur la mâchoire de Svengaard et s’abattit sur lui, une main plaquée contre la bouche du chirurgien. Tandis que le camion continuait à prendre de la vitesse, tous les cinq restèrent immobiles, l’oreille tendue, aux aguets.
Igan reprit péniblement son souffle et plongea les yeux dans les yeux écarquillés de Lizbeth.
— Que se passe-t-il ? (La voix du chauffeur leur parvint à travers le grillage du haut-parleur.) Vous ne pouvez donc pas respecter les précautions les plus élémentaires ?
Le ton froid et accusateur pétrifia Harvey sur place et l’amena à s’interroger sur le chauffeur. Pourquoi cet être avait-il employé ce ton au lieu de leur indiquer s’ils avaient été repérés ? Il aperçut à ce moment Svengaard gisant à ses pieds, inconscient. Mu par une impulsion violente, il eut envie de l’étrangler sur-le-champ, il sentait déjà ses mains se nouer autour de la gorge.
— Nous ont-ils entendus ? chuchota Igan.
— Apparemment, non, grinça le conducteur. Aucun signe de filature. Je suppose que vous ne vous permettrez plus un écart de ce genre. Expliquez-moi ce qui est arrivé, je vous prie.
— Svengaard s’est réveillé plus tôt que prévu.
— Mais il était bâillonné.
— Il… a réussi, on ne sait comment, à se débarrasser de son bâillon.
— Vous devriez peut-être le tuer. Il est évident qu’il ne supportera pas un reconditionnement.
Harvey s’écarta brusquement de Svengaard. La suggestion du Cyborg avait annihilé en lui tout désir de meurtre. Mais qui donc conduisait le camion ? Les Cyborgs se ressemblaient tous : autant de personnalité qu’un ordinateur défiant toute concurrence humaine. Celui-ci semblait encore plus distant que les autres.
— Bien, nous… allons voir ce que nous allons faire, dit Igan.
— Svengaard est-il hors d’état de nuire ?
— On s’est occupé de lui.
— Pas vous en tout cas, dit Harvey en regardant fixement le chirurgien. Vous vous trouviez juste au-dessus de lui.
Igan pâlit. Il se souvint de son inertie après ce sursaut de frayeur. Une bouffée de colère l’envahit. De quel droit ce crétin se permettait-il de poser des questions ?
— Je regrette, je ne suis pas un homme violent, répondit-il avec raideur.
— Vous devriez apprendre. Harvey sentit la main de Lizbeth se poser sur son épaule et il se laissa ramener sur leur banquette. S’il vous reste un peu de ce truc à assommer, vous feriez mieux de lui en donner une autre dose avant qu’il ne s’éveille.
Igan refoula une réplique acérée.
— Dans le sac sous notre banquette, dit Boumour. C’est une bonne idée.
Glacial, Igan prit une dose et l’administra à Svengaard.
La voix du conducteur résonna de nouveau dans le haut-parleur.
— Attention ! Bien que personne ne nous poursuive dans l’immédiat, nous ne devons pas en conclure que les cris n’aient pas été entendus. Par conséquent, j’applique le plan Gamma.
— Qui est ce conducteur ? murmura Harvey.
— Je n’ai pas pu voir qui ils avaient programmé, dit Boumour qui regarda Harvey avec attention. La question était judicieuse. Le conducteur avait l’air bizarre, plus bizarre encore que les Cyborgs dont il avait l’habitude. Ils l’avaient assuré que leur guide aurait un ordinateur programmé, une machine conçue pour leur fournir tous les moyens de réussir leur évasion. Mais qui avaient-ils choisi pour accomplir cette tâche ?
— Qu’est-ce que le plan Gamma ? demanda Lizbeth.
— Nous allons dévier de l’itinéraire prévu, dit Boumour qui s’abîma dans la contemplation du mur opposé. Dévier de l’itinéraire prévu… cela signifiait qu’ils allaient dépendre totalement des capacités du conducteur, du Cyborg… et des quelques cellules éparses de la Résistance qui restaient encore disponibles. Et n’importe laquelle de ces cellules avait pu être noyautée. Boumour, plutôt stoïque d’habitude, commença à sentir les crispations de la peur.
— Chauffeur ! appela Harvey.
— Taisez-vous ! jappa le conducteur.
— Tenez-vous-en au plan d’origine, commanda Harvey. Il prévoit des moyens de secours au cas où ma femme…
— La sauvegarde de votre femme n’est pas un facteur déterminant, répondit le conducteur. On ne doit pas découvrir les installations prévues sur la route. Ne me troublez pas avec vos objections. Le plan Gamma est en cours d’exécution.
Comme Harvey bondissait, prenant appui d’une main sur la banquette :
— Doucement, Durant. Que pouvez-vous faire ?
Harvey se laissa retomber lourdement et chercha la main de sa femme. Elle lui étreignit les doigts.
— Attends… N’as-tu pas lu la pensée des docteurs ? Eux aussi, ils ont peur… et ils sont inquiets.
— C’est toi qui m’inquiètes.
Ainsi sa sauvegarde – et la nôtre aussi sans doute – ne sont pas des facteurs déterminants, pensa Boumour. Mais alors quel est le facteur déterminant ? De quel programme dépend notre ordinateur-de-chair ?
CHAPITRE XIV
Nourse, abandonné par ses compagnons de la Tuyère, trônait seul dans le globe, toute son attention concentrée sur les rayons, les lumières, les clignotements émanant des indicateurs, ce kaléidoscope qui rendait compte des activités de la masse. Un cadran lui apprit qu’il faisait nuit dans son hémisphère ; l’ombre s’étendait sur le territoire de Seatac à la mégalopole de N’Scotia. Il interpréta cette présence physique des ténèbres comme un signe prémonitoire des événements dramatiques qui se préparaient et il se prit à souhaiter le retour rapide de Schruille et de Calipine.
L’écran consacré aux rapports visuels s’alluma. Nourse se tourna vers lui alors que les contours du visage d’Allgood s’y dessinaient. Le patron de la Sécurité inclina la tête en signe de respect.