De son côté, Schruille étudiait le brouillard vert sur ses propres écrans. Après quelques réparations, nous pourrons envoyer là-bas de nouveaux habitants. Nous repeuplerons cette région avec des individus modelés de façon plus saine. Il se demanda cependant où ils trouveraient ces individus plus sains, car les analyses inscrites dans le globe avaient révélé qu’il s’agissait d’une manifestation locale d’un problème général. Les mêmes symptômes se manifestaient partout. Leur erreur résidait dans la barrière qu’ils avaient édifiée entre chaque génération ; la perte de tout patrimoine, l’absence de traditions obsédaient les membres de la masse. La preuve : en dépit de toutes les mesures de répression, ils entretenaient une culture populaire. Les dictons du peuple traduisaient la vitalité de ce courant souterrain.
Schruille se répéta le proverbe : Quand Dieu créa un mécontent, il le plaça hors du Centre. Mais c’est nous qui avons créé la masse, pensa-t-il. Comment donc avons-nous pu créer des mécontents ?
Se retournant, il vit que Calipine et Nourse pleuraient.
— Pourquoi pleurez-vous ? leur demanda-t-il.
Ni l’un ni l’autre ne répondirent.
CHAPITRE XV
Arrivé au bout de la voie aérienne, le camion abandonna le tunnel percé dans la montagne pour s’engager sur l’autoroute Lester qui menait par d’anciens tunnels jusqu’aux réserves sauvages où des centres de repos pour les fécondateurs en permission s’éparpillaient le long d’une route désertique balayée par le vent.
Il ne subsistait, pour tout éclairage, que la lune et le rayon lumineux projeté par le phare cyclopéen du camion.
De temps à autre, le véhicule doublait un car dont les sièges étaient occupés par des couples silencieux et maussades, des fécondateurs, leur permission terminée, qui regagnaient la mégalopole. Si l’un d’eux remarqua le camion, il le prit pour un transport de ravitaillement destiné aux centres de repos.
Sous le Foyer de Repos, le conducteur, arrêté sur un bas-côté incurvé, procéda au réglage de la garde-au-sol de son véhicule. Cela fait, il quitta la route. Les turbines gémirent de façon insupportable et la conduite perdit toute douceur.
Dans la boîte étroite où les cinq fuyards étaient confinés, Harvey, d’une main, se cramponnait au banc, et de l’autre, il retenait Lizbeth. Le camion cahotait sur une vieille piste abandonnée et, après s’être heurté à un mur d’aulnes, il s’engagea entre des buissons épineux et des rhododendrons sur une autre piste parallèle à la route.
— Que se passe-t-il ? demanda plaintivement Lizbeth.
Nous avons quitté la route, grinça la voix du chauffeur dans le haut-parleur. Il n’y a rien à craindre.
Rien à craindre. En entendant cette remarque grotesque, Harvey retint un éclat de rire qui aurait pu devenir hystérique.
Le conducteur avait éteint toutes les lumières et s’aidait seulement de sa vision infrarouge.
La piste sinuait à travers les buissons comme la trace d’un escargot. Le camion la suivit pendant deux kilomètres, laissant derrière lui un tourbillon de poussière et de feuilles sèches. Quand la route coupa un chemin forestier, un ruban bien tracé par les voitures de patrouille qui l’avaient pavé de saules morts et de fougères, il tourna à droite ; puis, semblable à quelque monstrueux animal préhistorique, il gravit une colline au milieu des plaintes des turbines, descendit la pente de l’autre côté et grimpa une autre colline au sommet de laquelle il s’arrêta.
Les turbines redevinrent silencieuses ; le camion retomba sur ses patins. De la cabine du conducteur sortit un Cyborg massif aux jambes tronquées auquel on avait fixé des bras luisants pour lui permettre de remplir sa tâche. Il arracha un côté du véhicule et commença à vider le camion. Toute la cargaison sans distinction dégringola à travers un bouquet de ciguë dans une ornière profonde.
À l’intérieur, Igan bondit sur ses pieds, s’approcha du parlophone et hurla : « Où sommes-nous ? »
Seul le silence lui répondit.
— Idiot, répondit Harvey, vous ne savez pas pourquoi il s’est arrêté.
Igan préféra ignorer l’insulte ; après tout elle venait d’un abruti à peine éduqué.
— On peut l’entendre décharger la cargaison, dit-il en se penchant devant Harvey pour frapper de la paume la paroi du véhicule.
— Hé là ! dehors, que se passe-t-il ?
— Fichez-nous la paix et asseyez-vous. D’une poussée, Harvey envoya le chirurgien s’effondrer sur l’autre banquette.
Le visage sombre, les yeux étincelants, Igan allait contre-attaquer quand Boumour le retint.
— Conservez votre sang-froid, l’ami Igan.
L’autre chirurgien se rassit ; son visage retrouva peu à peu son expression de sérénité.
— Il est curieux de constater la façon dont les émotions parviennent à vous dominer, en dépit de…
— Ça passera, interrompit Boumour.
Harvey qui s’était emparé de la main de Lizbeth, lui communiqua :
J’ai senti la poitrine d’Igan sous sa veste ; elle est convexe… et dure comme du plasmeld.
Tu crois que c’est un Cyborg ?
Sa respiration est normale.
Et il éprouve des émotions. Je lis la peur en lui.
Oui… mais…
Nous ferons attention.
— Durant, intervint Boumour, vous devriez avoir confiance en nous. Le docteur Igan a compris que notre chauffeur ne déchargerait la cargaison que si nous nous trouvions en lieu sûr.
— Est-ce bien notre chauffeur ? rétorqua Harvey.
L’ombre d’un doute passa sur le visage impassible de Boumour.
Harvey sourit en s’en apercevant.
— Harvey, demanda Lizbeth, tu ne crois pas que…
C’est bien notre conducteur qui est dehors. On n’a pas entendu de bruit de lutte. Or on ne peut maîtriser un Cyborg sans employer la violence.
Mais où sommes-nous ?
Dans les montagnes en plein désert ; je sens l’air. D’après les cahots ressentis pendant le trajet, loin de l’autoroute.
La boîte glissa soudain sur le côté et la lumière s’éteignit. Dans l’obscurité, Harvey sentit le mur auquel il était adossé céder sous lui. Il étreignit Lizbeth, tourna sur lui-même… et se retrouva dans la nuit, baigné par la lune. La silhouette du conducteur se découpait sur un fond lointain de lueurs éparses : les lumières de la mégalopole. Au-dessus d’eux, la lune teignait d’argent le sommet des arbres. Le passage du camion avait brassé les senteurs de la forêt et une forte odeur de résine flottait dans l’air. Depuis l’arrivée des intrus, le désert attendait en silence.
— Dehors, commanda le conducteur qui se retourna. La lune éclaira un instant ses traits.
— Glisson ! s’exclama Harvey.
— Salut, Durant.
— Vous !
— Pourquoi pas ? Sortez maintenant…
— Mais ma femme n’est pas ?…
— Je suis au courant. Votre femme a largement eu le temps de se remettre de l’opération. À condition de ne pas trop forcer, elle peut marcher.