Harvey transmit par le truchement de ses mains : Igan, Boumour, je lis leur pensée maintenant. Ce sont de nouveaux Cyborgs. Un seul maillon et des ordinateurs implantés. Ils sont en train de découvrir la nature humaine : ils manifestent des réactions normales et ils apprennent à contrôler leurs émotions.
Lizbeth assimila les informations.
Harvey lisait souvent mieux qu’elle ; elle relut dans l’esprit des deux chirurgiens.
— Tu comprends ? demanda-t-il.
— Tu as raison.
C’est une rupture complète avec le Centre ; ils ne pourront jamais y retourner.
Ce qui explique Seatac. Elle se mit à trembler.
Nous ne pouvons leur faire confiance. Et Harvey la serra contre lui pour la réconforter.
Le camion se frayait un chemin entre les collines, tantôt évitant une prairie, tantôt empruntant de vieilles pistes, et parfois même le lit asséché d’un cours d’eau. Peu avant l’aube, il laissa à sa gauche un pare-feu pour s’enfoncer dans un bouquet de cèdres et de pins. Les souffleries déclenchaient derrière lui, sur le chemin exigu, un cyclone de branches et de feuillages. Glisson s’arrêta enfin derrière une vieille bâtisse aux murs envahis par la mousse. Des rideaux ornaient les fenêtres étroites et de pseudo-canards s’alignaient devant ; les mauvaises herbes qui les recouvraient signalaient qu’on ne les avait pas fait fonctionner depuis longtemps. Ils se dressaient comme des êtres fantomatiques dans la lumière chiche d’une ampoule unique blottie sous l’avancée du toit.
Une fois les turbines arrêtées, les passagers du véhicule entendirent le ronronnement d’une machine. Le son provenait d’une manche à air dont la masse brillante et anguleuse s’érigeait entre les arbres.
Une porte s’ouvrit au coin de la bâtisse et un vieil homme apparut, qui se mouchait dans un mouchoir rouge. Il avait une grosse tête, une forte mâchoire et des épaules tombantes… Tout son visage respirait la servilité.
— C’est un signal, expliqua Glisson. Tout va bien… pour le moment. Il se glissa hors de la cabine, s’approcha du vieillard et toussota.
— Y’a beaucoup de malades par ici ces derniers temps, dit le vieil homme. Il avait une voix aussi usée que son visage, une voix sifflante, qui brouillait les consonnes.
— Vous n’êtes pas le seul à avoir des ennuis, reprit Glisson.
Le vieillard se redressa, et les épaules tombantes et le regard servile disparurent en même temps.
— Vous voulez une planque, c’est ça. J’sais pas si c’est prudent d’venir ici. Ch’sais même pas si j’dois vous cacher.
— C’est moi qui donne les ordres, vous, vous obéissez.
Après qu’il eut scruté son interlocuteur, une expression de colère apparut sur le visage de l’homme.
— Salauds de Cyborgs !
— Taisez-vous, dit Glisson d’une voix neutre. Il nous faut de la nourriture et une cachette pour la journée. J’aurais besoin de vous pour m’aider à cacher le camion ; vous devez connaître les alentours. Il nous faudra aussi un autre moyen de transport.
— Vaut mieux l’découper et l’enterrer, recommanda le vieillard. Y’a eu du grabuge, vous devez être au courant.
— Oui. Glisson se retourna vers le camion. Venez et amenez Svengaard.
Les autres lui obéirent, Igan et Boumour portant le prisonnier. Quoiqu’on eût libéré ses chevilles, le chirurgien paraissait incapable de se tenir debout. Lizbeth quant à elle, marchait courbée en avant. Son attitude trahissait son inquiétude : elle doutait que la cicatrisation se fût faite si vite en dépit du traitement enzymatique.
— Nous passerons la journée ici, dit Glisson. Cet homme vous montrera où vous logerez.
— A-t-on des nouvelles de Seatac ? demanda Igan.
Le Cyborg regarda le vieillard.
— Répondez.
L’autre haussa les épaules.
— Un courrier, y’a deux heures. Pas de survivants à c’qui paraît.
— Aucune nouvelle d’un certain docteur Potter ? croassa Svengaard.
Glisson pivota pour regarder le prisonnier.
— Ch’sais pas. Quelle route il a prise ?
Après s’être éclairci la voix, Igan jeta un coup d’œil à Glisson puis au vieil homme.
— Potter ? Je crois qu’il se trouvait dans le groupe qui s’est enfui par les conduits.
Le vieillard se tourna vers la manche à air dont les détails apparaissaient avec le lever du soleil.
— Personne est venu par là. La première chose qui z’ont faite, c’est de fermer les ventilateurs et d’inonder de gaz les conduits. Il leva les yeux vers Igan. Les ventilateurs remarchent d’puis près de trois heures.
Glisson, qui observait Svengaard, lui demanda :
— Pourquoi vous intéressez-vous à Potter ?
L’autre resta muet.
— Répondez-moi, ordonna le Cyborg.
Le chirurgien essaya d’avaler sa salive, mais la gorge lui fit mal. Il se sentait acculé. Les paroles de Glisson l’avaient rendu fou furieux. Sans prévenir, il bondit, entraînant Igan et Boumour avec lui et décocha un coup de pied au Cyborg.
Ce dernier l’esquiva d’un mouvement imprécis, saisit le pied, arracha Svengaard à ses deux gardiens, le fit pivoter sur place et le lâcha. Svengaard alla s’affaler sur le dos, jambes écartées, le souffle coupé. Avant qu’il ait pu faire un mouvement, Glisson se planta au-dessus de lui. Svengaard éclata en sanglots.
— Pourquoi vous intéressez-vous à Potter ? répéta le Cyborg.
— Partez, partez, hoqueta le prisonnier.
Glisson se redressa et regarda Igan et Boumour.
— Vous comprenez son attitude ?
— L’émotion, dit Igan en haussant les épaules.
— Une réaction causée par un choc, proposa Boumour.
Il se trouvait bien sous le coup d’un choc, transmit Harvey à sa femme, mais sa réaction prouve que l’effet se dissipe. Et ce sont des médecins ! Ils ne savent donc pas lire les pensées ?
Glisson, oui, répondit Lizbeth. Il a voulu jauger les deux autres.
À ce moment-là, le Cyborg se retourna et son regard se posa sur Harvey. Celui-ci lut dans les yeux de l’autre une compréhension si complète qu’il en fut effrayé.
Attention, signala sa femme, il se méfie de nous.
— Emmenez Svengaard à l’intérieur, commanda Glisson.
Le malheureux chirurgien leva les yeux vers l’ancien conducteur. Les Durant l’avaient appelé Glisson. Or, le vieillard sorti de la bâtisse l’avait traité de Cyborg. Était-ce possible ? Les demi-hommes avaient-ils encore une fois ressuscité pour affronter les Optimhommes ? Leur résurrection expliquait-elle la destruction de Seatac ?
Boumour et Igan interrompirent le cours de ses pensées en le remettant sur pied.
— Plus de sottises, dit Boumour après avoir vérifié ses liens.
Et eux appartiennent-ils aussi à l’espèce des Cyborgs ? Et les Durant ?
Svengaard avait encore les yeux humides. De l’hystérie. Les conséquences d’un choc nerveux. Pourquoi la mort de Potter me frappe-t-elle plus que l’annihilation de la mégalopole, que la disparition de ma femme et de mes amis ? se demanda-t-il avec un curieux sentiment de culpabilité. Qu’est-ce que Potter représentait pour lui ?
À demi porté par les deux autres chirurgiens, Svengaard pénétra dans la bâtisse. Un vestibule étroit conduisit le trio dans une pièce mal éclairée dont le plafond s’élevait jusqu’à la charpente du toit, deux étages plus haut. Boumour et Igan laissèrent tomber le prisonnier sur un lit poussiéreux, fait de matière plastique et d’un matelas hydraulique qui s’ajusta mal à son poids. La lumière éparse qui tombait de deux globes enfouis entre les poutres révélait des meubles dépareillés semés dans la pièce et des formes indescriptibles recouvertes d’un tissu lisse et brillant. À sa gauche, Svengaard découvrit une table de bois.