Une ligne ténue comme une lointaine traînée de condensation pénétra par la gauche dans la structure cellulaire. Elle s’enroula autour des tourbillons emmêlés des hélices Alpha, atteignit les extrémités d’une chaîne de polypeptides dans une molécule de myocine, s’entortilla et se dissipa.
À la place de la ligne, il y avait maintenant des structures nouvelles qui mesuraient environ quatre angströms de diamètre et mille angströms de long : une protamine spermatique riche en arginine. Tout autour, les fabriques de protéines du cytoplasme se modifiaient, luttant contre la stase tout en se réalignant. Le médecin reconnut le phénomène grâce aux descriptions des huit apparitions précédentes. Le système d’échange entre l’ADP et l’ATP se compliquait, il devenait « plus résistant ». La tâche du chirurgien en serait d’autant plus délicate.
Potter va être furieux, pensa-t-il.
Il éteignit le microscope, se redressa, essuya ses mains moites avant de jeter un coup d’œil à la pendule ; il s’était écoulé moins de deux minutes, les Durant n’étaient même pas encore arrivés dans leur salon. Et pourtant. Pendant ces deux minutes, une force… une énergie quelconque, venue de l’extérieur avait provoqué à l’intérieur de l’embryon une modification délibérée, semblait-il.
Est-ce cela qui agite la Sécurité… et les Optimhommes ? se demanda-t-il.
Il avait bien entendu parler du phénomène, il avait lu les rapports… mais il n’avait jamais pensé y assister lui-même ! Le voir ainsi… si organisé, si délibéré…
Il secoua la tête : Non, ce n’était pas voulu, c’était simplement un accident, le hasard, rien de plus.
Mais le souvenir de ce qu’il avait vu l’obsédait.
Comparé à cela, pensa-t-il, mes efforts paraissent dérisoires. Il me faudra en référer à Potter. Il devra redresser cette chaîne tordue… si c’est encore possible, maintenant qu’elle est devenue résistante.
Svengaard se sentait mal à l’aise car il n’était pas convaincu d’avoir assisté à un accident. Il entreprit les dernières vérifications : les distributions d’enzymes, reliés au dispositif de commande de l’ordinateur, présentaient du cytochrome h5 en abondance et l’hémoprotéine P-450, une réserve copieuse d’ubiquinone et de sulfhydryl, de l’arséniate, de l’azide, de l’oligomycine et de la phosphohistidine, plus un stock de (2,4-dinitrophénol) et des groupes d’isoxazolidon-3 pour réduction de l’NADH.
Il se tourna vers les appareils, contrôla le fonctionnement du scalpel micromécanique à mésons, inspecta les compteurs installés à côté de l’éprouvette et les feuilles de lecture du déroulement de la stase.
Tout était en ordre.
Ça valait mieux. L’embryon des Durant, cette chose magnifique dotée d’un potentiel extraordinaire, était maintenant résistant, une inconnue génétique… À condition que Potter réussisse là où les autres avaient échoué.
CHAPITRE II
Arrivé à l’hôpital, le docteur Vyaslaw Potter s’arrêta au Service des Rapports. Bien que la longueur du trajet en tube entre le Centre et Seatac Megalopolis l’eût un peu fatigué, il raconta une histoire salée sur la reproduction primitive à l’infirmière de service, une femme grisonnante. Elle partit chercher le dernier rapport de Svengaard sur l’embryon Durant, revint le déposer sur le comptoir et observa Potter.
Il jeta un coup d’œil sur le dossier avant de regarder l’infirmière dans les yeux.
Est-ce possible ? se demanda-t-il. Mais non, elle est trop vieille ; elle ne serait pas même bonne au lit. Et puis, les gros pontes ne nous accorderaient pas le permis de reproduction. Il se morigéna : Je suis un Zeek… un J4IIII8ZK. Le gène Zeek avait été à la mode pendant une brève période, à la fin des années quatre-vingt-dix, dans la région de Tombouctou Megalopolis.
De ce gène provenait un individu dont la peau était un ton plus clair, aux cheveux noirs et frisés, aux yeux bruns et doux, au visage rond empreint de la plus grande bénignité, à la constitution robuste. Un Zeek. Un Vyaslaw Potter. Il n’avait jamais produit d’Optimhomme mâle ou femelle ni de système viable de gamètes.
Potter y avait renoncé depuis longtemps. Il avait, avec d’autres, voté l’interruption des Zeeks. Il repensa aux Optimhommes auxquels il avait affaire et qui le méprisaient. Sans les yeux bruns… Mais leurs ricanements avaient cessé de provoquer son amertume depuis longtemps.
— Les Durant dont je traite l’embryon ce matin, dit-il à l’infirmière en souriant, c’est moi qui les ai modelés tous les deux. Ça ne me rajeunit pas.
— Allons, voyons docteur, répondit-elle en tournant la tête. Vous n’êtes pas encore dans la fleur de l’âge, on ne vous donnerait pas cent ans.
Il reporta son attention sur le dossier.
— Oui, mais voici des gamins qui m’apportent leur embryon et je… Il haussa les épaules.
— Vous le leur direz ? Que vous les avez modelés tous les deux aussi ?
— Je ne les verrai sans doute même pas. Vous savez bien comment ça se passe. D’ailleurs, tantôt les gens sont contents de leur modelage… tantôt ils souhaitent un peu plus de ceci, un peu moins de cela. Ils critiquent le chirurgien. Ils ne comprennent pas, parce qu’ils n’en ont pas les moyens, les problèmes qui se posent dans une salle de modelage.
— Les Durant paraissent parfaitement achevés. Normaux, heureux… un peu trop tracassés par leur fils peut-être, mais…
— Ils appartiennent à l’un des types génétiques les plus réussis. Il tapota le dossier de son index. En voici la preuve : ils ont produit un embryon viable avec un potentiel. Il leva le pouce, le geste traditionnel d’hommage aux Optimhommes.
— Vous pouvez en être fier. Dans ma famille, on ne compte que quinze viables sur cent quatre-vingts essais.
Il fit une moue de commisération tout en se demandant pourquoi il se laissait toujours entraîner dans des conversations de ce genre avec les femmes, les infirmières particulièrement. C’est qu’il subsistait toujours un germe d’espoir. Ce germe était à l’origine des rumeurs les plus folles, il engendrait les charlatans, qui se baptisaient « médecins fécondateurs », et les élixirs de la « vraie fécondité ». C’est lui qui faisait vendre les petites effigies de Calipine Optimhomme, car on prétendait, à tort, qu’elle avait produit un embryon viable. C’était à cause de lui que les statues de la fécondité avaient les pieds usés par les baisers des dévots.
Sa moue se transforma en un ricanement cynique. L’espoir ! S’ils savaient…
— On vous a dit que les Durant ont décidé d’observer ? demanda l’infirmière.
Il releva la tête d’un mouvement brusque et la regarda, les yeux ronds.
— On ne parle que de cela à l’hôpital. La Sécurité a été prévenue. On a examiné les Durant. Ils se trouvent maintenant dans le salon cinq. Un circuit privé les relie à la salle de modelage.
Un torrent de colère déferla en lui.
— Bon sang de Dieu ! On ne peut donc rien faire de propre dans cette satanée boîte ?
— Voyons, docteur. L’infirmière assuma de nouveau le rôle de tyran de service. Inutile de perdre votre sang-froid. Les Durant appliquent la loi. Nous sommes pieds et poings liés, vous le savez bien.
— Saleté de loi, murmura Potter, mais sa colère était déjà éteinte. La loi, songea-t-il. Encore un élément de cette fichue mascarade. Cependant la loi était nécessaire, il devait le reconnaître. Sans le décret 10927, on ne manquerait pas de poser des questions gênantes. Svengaard, de son côté, avait sans doute fait de son mieux pour dissuader les Durant.