— Ne devons-nous pas les interroger ? demanda Nourse.
— Dans un instant, répondit Schruille. Nous irons jusqu’au cerveau et nous passerons au crible leurs souvenirs, mais pour le moment, il n’est pas mauvais de les étudier un peu.
— Schruille, vous êtes d’un vulgaire, reprit Calipine.
Un murmure d’assentiment s’éleva dans l’assistance.
Schruille jeta un coup d’œil à son interlocutrice. Sa voix lui avait paru étrange. Il éprouva soudain une profonde angoisse.
Sous les lourdes paupières, les yeux étincelants de Glisson examinaient froidement les spectateurs grâce aux lentilles qui accroissaient leur champ de vision.
— Durant, vous vous en apercevez ? Les saccades imposées à sa respiration hachaient sa phrase.
Harvey réussit à parler.
— Je… ne peux… pas le croire.
— Ils parlent, annonça Calipine d’une voix vibrante. À cet instant, elle surprit une expression de dégoût mêlée de pitié dans le regard du mâle Durant.
De la pitié ?
Un coup d’œil à son bracelet-relais lui confirma l’analyse de la sphère. De la pitié ! de la pitié ! Comment ose-t-il avoir pitié de moi ?
— Har… vey, murmura Lizbeth.
Une colère rentrée tordit les traits d’Harvey, qui en dépit de ses efforts, ne parvint pas à tourner suffisamment la tête pour voir sa femme.
— Liz, Liz, je t’aime.
— C’est le moment de haïr et non d’aimer. Le ton détaché de Glisson rendait les mots irréels. Haine et vengeance.
— Que dites-vous ? demanda Svengaard qui les écoutait avec un étonnement croissant. Pendant un certain temps, il avait caressé l’idée de traiter avec les Optimhommes, de faire valoir pour sa défense qu’on l’avait retenu prisonnier ; mais un sixième sens le détourna de ce projet. Pour ces êtres divins, qu’était-il ? Un peu d’écume abandonnée par une vague au pied d’une falaise.
— Regardez-les avec l’œil du médecin, précisa Glisson. Ils sont en train de mourir.
Lizbeth, qui avait fermé les yeux pour contenir ses larmes, les rouvrit brusquement. Elle chercha à dévisager les spectateurs avec les yeux d’Harvey et de Glisson. C’était le moment ou jamais d’utiliser l’entraînement donné aux messagers de la Résistance.
— Ils sont bien en train de mourir, haleta-t-elle.
La mort se dessinait sur le visage des immortels !
Voilà ce que Glisson grâce à ses capacités visuelles et réflexives avait compris le premier.
— Les gens de la masse sont parfois si répugnants, dit Calipine.
— C’est impossible ! s’exclama Svengaard. Le ton de sa voix parut curieux à Lizbeth : il ne renfermait aucune trace de désespoir.
— Ils sont répugnants, je le répète. Un simple pharmacien ne devrait pas me contredire.
Boumour sortit enfin de sa léthargie. L’ordinateur implanté en lui avait enregistré la conversation, l’avait repassée et en avait tiré des conclusions. Devenu maintenant un demi-Cyborg, l’ancien chirurgien mesura les altérations dermiques des Optimhommes. C’était vrai ! Quelque chose s’était détraqué dans leur système. Le choc causé par cette découverte laissa en lui une impression de vide ; il aurait dû éprouver un sentiment, mais il n’en avait plus la capacité.
— Ces paroles, dit Nourse, leur conversation dans l’ensemble, me paraissaient absurdes. À votre avis, Schruille, que disent-ils ?
— Interrogeons-les au sujet des viables, proposa Calipine. Et de l’embryon de remplacement. Ne l’oublions pas, cet embryon.
— Regardez là-haut, au dernier rang, dit Glisson, celui qui dépasse les autres. Vous voyez ses rides ?
— Il a l’air si vieux, chuchota Lizbeth. Elle ressentait comme une perte. Tant que les Optimhommes étaient là, immuables, éternels, l’univers reposait sur des assises inébranlables. Même dans la lutte, elle avait toujours eu cette impression. Les gens de la masse mouraient. Les Cyborgs mouraient aussi… peut-être. Mais les Optimhommes vivaient, vivaient, vivaient…
— Que se passe-t-il ? demanda Svengaard. Que leur arrive-t-il ?
— Deuxième rang à gauche, continua Glisson, la rousse, regardez son regard éteint.
Boumour obéit à cette injonction. Les flétrissures de la chair des Optimhommes lui apparurent tandis qu’il tournait la tête autant qu’il lui était possible.
— De quoi parlent-ils ? intervint Calipine. Qu’est-ce que c’est ? Sa voix lui parut criarde. Elle se sentait irritée ; de vagues douleurs la poignaient.
Des rumeurs de mécontentement s’élevèrent des bancs. On entendit des gloussements mêlés à des cris de colère et à des éclats de rire.
Nous sommes censés interroger les criminels, pensa Calipine. Quand va-t-on commencer ? Dois-je ouvrir le feu ?
Elle se tourna vers Schruille. Effondré sur son siège, celui-ci contemplait Harvey Durant. Elle se tourna ensuite vers Nourse. Les yeux lointains, celui-là affichait un demi-sourire hautain. Un gonflement que Calipine n’avait jamais remarqué déformait son cou et un réseau de veines rougeâtres saillait sur sa joue.
Ils me laissent tout faire.
Avec un mouvement dédaigneux des épaules, elle effleura ses bracelets de contrôle. Une lueur pourpre inonda la sphère, repoussée sur le côté de la salle. Un rayon lumineux jaillit du sommet et pointa vers les prisonniers.
Schruille regardait le rayon progresser. Bientôt les prisonniers ne seraient plus que des créatures hurlantes ; ils vomiraient toutes leurs connaissances que les appareils de la Tuyère analyseraient. Et, l’opération terminée, il ne resterait d’eux que des fibres nerveuses le long desquelles ramperait la lumière brûlante pour assimiler leurs souvenirs, leurs expériences, leur savoir.
— Attendez, commanda Nourse.
Le rayon s’était immobilisé. L’Optimhomme le fixa. Il sentait qu’ils étaient tous en train de commettre une grave erreur. Dans un silence total, il parcourut des yeux l’assistance pour découvrir si un autre Optimhomme avait pris conscience de cette erreur. Dans cette salle se trouvait rassemblé tout l’appareillage secret de leur gouvernement. La vie à l’état brut, sauvage, imprévisible, avait fait irruption dans cet univers bien ordonné. Voilà où résidait l’erreur.
— Pourquoi attendre ? demanda Calipine.
Nourse tenta de rassembler ses idées. Il avait interrompu l’interrogatoire. Pourquoi ?
La douleur !
— Nous ne devons pas faire souffrir, dit-il. Il faut leur donner une chance de parler avant d’avoir recours à la force.
— Ils sont devenus fous, murmura Lizbeth.
— Nous avons gagné, dit Glisson. À travers mes yeux, tous les Cyborgs voient ce spectacle. Nous avons gagné.
— Mais ils vont nous tuer, dit Boumour.
— Peu importe, nous avons gagné.
— Comment ? demanda Svengaard. Comment ? répéta-t-il à voix haute.
— Nous leur avons laissé Potter comme appât. Ils ont goûté à la violence, expliqua Glisson. Nous savions qu’ils regarderaient, qu’ils ne pourraient s’en empêcher.
— Pourquoi, insista Svengaard à voix basse.
— Parce que nous avons modifié leur environnement. De petits détails : un peu de pression d’un côté, un Cyborg effrayant de l’autre. Nous leur avons peu à peu donné le goût de la guerre.
— Comment ? Comment ?
— L’instinct. Dans la bouche de Glisson le mot prenait un caractère inéluctable. La guerre fait partie des instincts de l’homme : le combat, la violence. Pendant des milliers d’années, la civilisation optimhomme a maintenu un équilibre précaire en refoulant toute violence. Ça leur a coûté cher : la tranquillité, le détachement, l’ennui. Soudain, la violence fait de nouveau irruption dans cette civilisation et ils sont incapables de s’adapter. Ils dévient et s’éloignent de plus en plus de la vie. Immortels ! Bientôt, ils mourront.