— Mais vous disiez ne pas vouloir faire souffrir, objecta Schruille.
— Ah ? Nourse semblait gêné.
Je me sens mal, pensa Calipine. J’ai besoin d’un long séjour clans une pharmacie. Pharmacie. Le mot acheva de la réveiller. Elle était étendue sur le sol ; son nez lui faisait mal là où elle s’était cognée dans sa chute, et il était humide.
— Cependant votre proposition ne manque pas d’intérêt, reprit Schruille. Après chaque application, nous pourrions soigner les nerfs et le supplice durerait indéfiniment. Une atroce souffrance éternelle.
— Un enfer, renchérit son compère. À merveille.
— Ils sont assez fous pour le faire, grogna Svengaard. Comment les arrêter ?
— Glisson, appela Lizbeth, faites quelque chose.
Mais le Cyborg conserva le silence.
— Un retournement que vous n’aviez pas prévu, continua Svengaard.
Le Cyborg resta muet.
— Répondez-moi.
— Ils devaient mourir. Rien de plus. Glisson avait une voix neutre.
— Oui, mais maintenant, ils sont capables de tout stériliser et de s’abandonner à leur folie, ajouta Svengaard. Et aussi de nous torturer à jamais.
— Pas à jamais, corrigea Glisson. Ils sont en train de mourir.
Une clameur s’éleva à l’extrémité de la salle, mais les prisonniers immobilisés dans leurs carcans ne purent en distinguer la cause. La panique ne fit qu’augmenter.
À ce moment Calipine se releva ; son nez et sa bouche la faisaient cruellement souffrir. Elle aperçut, derrière la charrette, un remue-ménage. Les Optimhommes sautaient sur les bancs et accompagnaient de leurs cris un spectacle mystérieux. Un corps jaillit soudain au-dessus de la foule pour retomber aussitôt avec un bruit sourd. Une nouvelle clameur ébranla la salle.
Mais que font-ils donc ? se demanda Calipine. Ils se battent entre eux.
Du revers de la main, elle s’essuya le bas du visage. Du sang ! L’odeur alléchante lui caressa les narines. Son propre sang. Fascinée, elle vint brandir ses mains devant Harvey.
— Du sang ! dit-elle en effleurant son nez douloureux. Ça fait mal. Pourquoi ? Harvey Durant, explique-moi ! Et elle plongea son regard dans le sien. Les yeux de l’homme débordaient de compassion. Lui au moins était un être humain ; il s’intéressait à elle.
Pour Harvey, Calipine cessa d’être un Optimhomme et devint Lizbeth, une femme, toutes les femmes. Comme elle le regardait fixement, il comprit qu’à cet instant elle avait besoin du réconfort de ses paroles.
— Moi aussi je souffre, Calipine. Je souffre surtout de vous voir mourir.
Un instant, Calipine crut le silence revenu. En réalité le tohu-bohu n’avait pas cessé. Nourse chantonnait toujours : « Bien ! Bien ! » et Schruille lui répondait : « Excellent ! Excellent ! » Elle était donc la seule à avoir entendu ces mots horribles, ce blasphème. Depuis des milliers d’années, le concept de mort s’était pour elle vidé de son sens. Le mot avait perdu sa signification au point même qu’on ne pouvait y songer. Cependant, elle venait de l’entendre prononcer. Elle voulut fuir, oublier, mais une raison secrète la tenait rivée à Harvey. Quelques minutes plus tôt, elle s’était trouvée en contact avec l’essence même de la vie, elle avait senti la présence de forces incommensurables qui se manifestaient en accord avec les structures mitochondriales de la cellule.
— Je vous en prie, murmura Lizbeth, libérez-nous. Vous êtes une femme, vous devez donc être capable de compassion. Nous ne vous avons rien fait, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de mal à désirer l’amour et la vie. Nous ne voulions pas vous blesser.
Calipine ne parut pas avoir entendu ces supplications. Les paroles d’Harvey résonnaient encore dans sa tête : « Vous voir mourir… mourir… mourir… »
Des frissons, tour à tour brûlants et glacés, agitaient son corps. En entendant la foule pousser une autre clameur, elle comprit qu’elle aussi était malade, et prise au piège. Suffoquant de colère elle appuya sur le bouton de contrôle de la charrette.
Les deux moitiés de la carapace qui enserrait Glisson commencèrent à se rapprocher. Le Cyborg écarquilla les yeux et un gémissement rauque sortit de sa gorge. Avec un gloussement, Calipine appuya sur un second bouton. La carapace reprit sa position initiale alors que Glisson haletait.
Puis la femme avança la main vers les boutons installés sous Harvey.
— Essaie de justifier ton incorrection.
Harvey ne dit mot.
Au moment où, d’un geste, Calipine allait l’écraser, Svengaard éclata d’un rire incontrôlé. Pourquoi, lui, un esclave de première classe, avait-il été choisi entre tous pour voir Glisson et Boumour murés dans le silence, Nourse et Schruille en train de babiller sur leurs bancs, les Optimhommes en proie à des accès de violence irraisonnée, Calipine prête à exécuter les prisonniers et à oublier son geste dix secondes plus tard ?
Mais des convulsions hystériques secouaient le chirurgien qui essayait en vain de reprendre sa respiration. La voix de Calipine l’aida à retrouver un peu le contrôle de lui-même ; mais ce n’était qu’une goutte d’eau dans la mer.
— Imbécile. Explique-toi.
Svengaard regarda son interlocutrice et le rire céda la place à la pitié. Se rappelant le centre médical de Lapush, installé loin de la mer, il comprit le choix de cet emplacement. D’instinct, les Optimhommes fuyaient la mer ou l’océan, car l’une et l’autre avaient des vagues agitées par le flux et le reflux. Ils n’auraient su affronter le rappel constant de ce va-et-vient universel qu’ils avaient chassé de leur existence.
— Répondez-moi. La main de Calipine oscillait au-dessus des boutons de contrôle.
Leur âme n’a reçu qu’une blessure, songea Svengaard.
Jour après jour, siècle après siècle, millénaire après millénaire la plaie se creusait : l’immortalité n’était-elle qu’une illusion ? Si la vie avait quand même une fin ? Jamais auparavant, Svengaard n’avait soupçonné le prix payé par les Optimhommes en échange de leur immortalité. Plus ils la possédaient, plus elle prenait de valeur, plus ils craignaient de la perdre… l’angoisse croissait sans cesse… sans cesse…
Mais il existait un point de rupture que les Cyborgs avaient déterminé. Seulement, par manque de sensibilité, ils avaient été incapables de prévoir les conséquences du choc.
Les Optimhommes, durant toute leur existence, s’étaient retranchés derrière les euphémismes. Ainsi ils employaient des pharmaciens et non des docteurs, parce que le mot docteur sous-entend les notions de maladie, d’infirmité, notions impossibles à envisager. Les Optimhommes n’admettaient que les pharmaciens et leurs innombrables officines. Ils ne s’en trouvaient jamais loin ; jamais ils ne quittaient le Centre et les barrières protectrices. C’étaient des adolescents perpétuels emprisonnés dans une nurserie.
— Ainsi, tu ne veux pas parler ?
— Attendez, dit Svengaard en voyant la main de Calipine descendre vers les boutons. Quand, après avoir tué tous les viables, vous, les Optimhommes, vous resterez seuls, quand vous vous verrez mourir les uns après les autres, que ferez-vous ?
— Comment oses-tu ? Tu interroges un Optimhomme dont l’expérience ramène la tienne à ça. Et elle claqua des doigts.
Svengaard regarda le nez ensanglanté.
— Optimhomme, récita-t-il, un Stéri dont la constitution accepte des rétablissements enzymatiques qui prolongent sa vie… jusqu’au moment où commence la dégénérescence interne. Je crois que vous désirez mourir.