— Écoutez ce qu’il vous dit, imbécile de Cyborg.
— N’employez pas ce mot à la légère, fit remarquer Svengaard qui ne quittait pas Calipine des yeux.
— Surveillez vos paroles, Svengaard. Notre patience a des limites.
— Et votre gratitude aussi, n’est-ce pas ?
Un sourire amer se dessina sur ses lèvres.
— Nous parlions de survie, fit Calipine.
Svengaard poussa un soupir en se demandant si l’on pourrait un jour modifier la structure mentale engendrée par l’espoir de l’immortalité. Elle avait parlé comme si la situation n’avait pas changé. Mais ce n’était pas la première fois qu’il remarquait son entêtement.
L’altercation avait inquiété Harvey qui craignait toujours pour Lizbeth. Sans cesser d’observer le chirurgien et le Cyborg, il essayait de maîtriser ses craintes et sa fureur. Les dimensions de la salle lui inspiraient de la terreur ainsi que le souvenir du carnage qui s’y était déroulé. Réservoir d’énergie capable de les écraser tous comme des mouches, la sphère trônait toujours au-dessus d’eux.
— Parlons alors de survie, dit Svengaard.
— Comprenons-nous bien, commença Calipine. Parmi nous, certains considéreront que vous avez seulement fait votre devoir. D’autres, vous regardant comme des prisonniers, exigeront votre reddition et vous demanderont de dénoncer toute la Résistance.
— C’est ça, comprenons-nous bien, rétorqua le chirurgien. Voyons un peu à qui vous avez affaire. Moi-même je n’appartiens pas à la Résistance et j’en ignore les tenants et les aboutissants. Il y a Glisson qui en sait un peu plus sans doute, mais qui est loin de tout savoir. Il y a Boumour, l’un de vos pharmaciens réfractaires, qui en sait encore moins que Glisson. Il y a les Durant qui ne connaissent que ce que l’on a bien voulu leur dire. Que gagnerez-vous en nous forçant à tout avouer ?
— Le plan que vous avez élaboré pour nous sauver.
— Mon plan implique la coopération, non la coercition.
— Et il ne nous accordera jamais qu’un prolongement, sans restaurer notre état antérieur. Je me trompe ?
— Vous devriez en être contents. Cela vous donnera l’occasion de mûrir et de vous rendre utiles. D’un geste de la main, il engloba toute la pièce. Vous êtes pétrifiés dans l’immaturité ! Vous n’avez fait que jouer comme des enfants ! Moi, je vous offre une chance de vivre.
— Est-ce vrai ? se demanda Calipine. Cette vitalité nouvelle qui nous anime est-elle engendrée par la connaissance de notre condition de mortels ?
— Qui vous dit que nous allons coopérer ? demanda Glisson.
Harvey en avait assez entendu ; il bondit sur ses pieds et planta son regard dans les yeux du Cyborg.
— Vous voulez liquider la race humaine, espèce de robot ! Ce n’est pas vous non plus qui nous sortirez de là.
— Sornettes, répondit Glisson.
— Écoutez… Calipine brancha les appareils d’écoute ; des bribes de phrases emplirent la salle.
— Nous pourrons rééquilibrer les enzymes de nous-mêmes… Effacez-les… Quel est son plan ?… quel est son plan ?… La stérilisation tout de suite !… Son plan, son plan ?… Est-ce que ça durera longtemps si… Nous pouvons assurément.
En un tour de main, Calipine fit taire les voix.
— De toute façon il faudra voter, je vous le rappelle.
— Vous mourrez et vite, si vous refusez de coopérer, insista Glisson. J’aimerais que tout le monde le comprenne bien.
— Connaissez-vous le plan de Svengaard ? demanda Calipine.
— Ses intentions sont claires, fit Glisson.
— Pas pour moi, répartit l’Optimhomme. Je l’ai vu s’occuper de Nourse. Il a détraqué un distributeur de médicaments pour obtenir une dose dangereuse d’aneurine et d’inisitol. Quand j’y repense, je me demande combien d’entre nous mourront au cours des tentatives pour stopper le processus de notre destruction ? Oserai-je moi-même prendre une dose dangereuse ? Cette modification des prescriptions explique-t-elle notre fébrilité ? Ceux d’entre nous qui ont goûté à la violence voudront-ils revenir à une sérénité… accablante ? Elle regarda Svengaard. Voilà quelques-unes des questions que je me pose.
— Moi je connais son plan, ricana Glisson. Réprimer vos émotions et implanter un distributeur d’enzymes dans chacun de vos organismes. Une grimace crispée fit apparaître une rangée de dents. C’est votre seul espoir, acceptez donc, et nous vous aurons enfin vaincus.
Calipine baissa les yeux sur lui, profondément choquée.
Le ton caustique du Cyborg surprit Harvey. Dans la Résistance, on lui avait toujours appris à se méfier des Cyborgs, de leur esprit calculateur et mesquin, mais jamais leur mesquinerie n’avait été si manifeste.
— Est-ce là votre plan, Svengaard ? demanda Calipine.
— Non, ce n’est pas son plan ! hurla Harvey.
Svengaard acquiesça intérieurement.
Bien entendu, un autre être humain, et un père de famille a très bien compris.
— Vous prétendez savoir ce qu’un Cyborg comme moi ne connaît pas, remarqua Glisson.
Svengaard se tourna vers Harvey, les sourcils en accent circonflexe.
— Des embryons, annonça Durant.
Avec un mouvement d’approbation, Svengaard leva les yeux vers Calipine.
— Je propose d’implanter dans chacun de vous des embryons vivants, de véritables ordinateurs humains qui amèneront votre organisme à s’adapter à vos besoins. Ainsi vous retrouverez, peu à peu, les sentiments, le… goût de l’existence et cette fébrilité que vous aimez tant.
— Vous voulez faire de nous des éprouvettes vivantes pour des embryons ? s’étonna Calipine.
— On peut retarder une gestation pendant des centaines d’années, expliqua le chirurgien. Grâce à des sécrétions hormonales adéquates, même les hommes pourront donner la vie, par césarienne bien sûr. Le processus n’a nul besoin d’être douloureux… ni fréquent.
Calipine réfléchit à la proposition. Pourquoi n’éprouvait-elle pas de dégoût ? Quand elle avait découvert que Lizbeth Durant portait un embryon dans son ventre, elle avait été en proie à une vive répulsion, mais cette répulsion était en grande partie le fruit de la jalousie, elle le savait, comme elle savait que tous les Optimhommes n’accepteraient pas cette solution. Certains se cramponneraient encore au passé. Elle leva les yeux vers les écrans qui tapissaient la sphère ; aucun d’entre eux n’avait échappé cependant à cette vague de fébrilité. Il leur fallait admettre qu’ils devaient mourir… tôt ou tard. Il ne leur restait qu’à choisir.
— Après tout nous ne sommes pas immortels, même si nous l’avons cru, pendant des millénaires.
— Calipine ! dit Glisson, vous n’allez tout de même pas accepter cette proposition délirante ?
La mécanique est vexée par l’humain, remarqua Calipine.
— Boumour, qu’en pensez-vous ?
— Oui, intervint Glisson, Boumour parlez un peu. Démontrez-nous l’illogisme de cette proposition.
À l’appel de son nom, Boumour se retourna et scruta tour à tour les visages de Glisson, de Svengaard, des Durant avant de lever les yeux vers Calipine. Un regard plein de sagesse brillait dans son visage émacié.
— Je me rappelle encore… comment c’était, je… crois que c’était mieux… avant que je… ne sois transformé.
— Boumour ! cria Glisson.
Piqué au vif, pensa Svengaard.
Glisson regarda Calipine de toute la force de son regard de robot.
— Mais nous n’avons pas encore décidé de vous aider.