— Et qui a besoin de vous ? demanda Svengaard.
Vous nous avez fait gagner un peu de temps et vous nous avez économisé quelques ennuis, c’est tout. Mais nous pouvons trouver des embryons sans vous, vous n’avez pas le monopole en ce domaine.
Le regard du Cyborg passait de l’un à l’autre.
— Mais ce n’était pas programmé ainsi. Vous n’êtes pas censé les aider.
Et il retomba dans le silence, les yeux vitreux.
— Docteur Svengaard, dit Calipine, vous qui avez suivi l’intrusion de l’arginine, pourriez-vous nous donner une élite d’embryons viables comme celui des Durant ? Nourse croit que c’est possible.
— C’est possible, en effet. Oui, c’est même… probable.
— Si nous acceptons votre offre, continua Calipine en jetant un coup d’œil aux écrans, nous continuerons à vivre. Vous en rendez-vous compte ? Nous sommes vivants aujourd’hui, mais nous nous souvenons encore de jours plus ternes.
— Nous vous aiderons s’il le faut, conclut Glisson, et le ton critique persistait dans sa voix.
Parmi eux, seule Lizbeth que la grossesse amenait à la béatitude et à la docilité devina la cause logique de l’acquiescement final du Cyborg : il est plus facile de commander des êtres dociles. Voilà ce que Glisson avait conclu. Elle pouvait lire en lui, pour la première fois ; elle comprenait totalement, maintenant qu’elle le savait fier et coléreux.
Dans la sphère, la tension montait sur tous les écrans ; une question unique brûlait les lèvres de tous les Optimhommes mais aucun n’osait la formuler. À peine Calipine l’eût-elle transcrite en paramètre que la réponse s’inscrivit sur les murs aux yeux de tous : « Le processus pourrait fournir de huit à onze mille années de vie supplémentaires, même pour les gens de la masse. »
— Même pour les gens de la masse, répéta Calipine à voix basse, et ils le savaient tous maintenant. Il n’y aurait plus de sécurité car même le globe de surveillance avait prouvé les limites de ses capacités. Le silence de Glisson signifiait qu’il l’avait compris. Svengaard, à son tour, ne mettrait pas longtemps à s’en apercevoir. Peut-être même les Durant y songeraient-ils. Dorénavant, elle savait ce qui lui restait à faire. L’union avec la masse était encore fragile ; un rien suffirait à la briser.
— Si cela se fait, dit Calipine, cela se fera pour tous ceux qui le souhaiteront. Homme de la masse ou Optimhomme.
Voilà de la haute politique, pensa-t-elle. C’est ainsi que la Tuyère aurait agi… même Schruille. Surtout Schruille. Malin Schruille… pauvre Schruille. Elle entendait presque son rire.
— Pourra-t-on appliquer le processus à la masse ? demanda Harvey.
— À tout le monde, dit-elle et elle sourit à Glisson, lui laissant savourer sa victoire. Maintenant, je crois que nous pouvons passer au vote.
En regardant une fois de plus les écrans, elle se demanda si elle n’avait pas fait d’erreur d’appréciation sur ses congénères. La plupart d’entre eux avaient vu de leurs yeux ce qu’elle avait accompli, mais certains s’accrochaient encore, envers et contre tout, à l’espoir de restaurer leur condition antérieure. Elle, grâce à son corps, avait compris ; quelques-uns seraient sans doute tentés de régresser et de reprendre leur course dangereuse à l’ennui et à l’apathie.
— Vert pour oui à la proposition du docteur Svengaard, annonça-t-elle. Doré pour non.
Lentement d’abord, puis avec une hâte croissante, la couronne de lumière s’illumina : vert… vert… de longues traînées de vert, interrompues, de temps à autre, par des îlots dorés. Le succès dépassait tellement les espérances de Calipine qu’elle en devint soupçonneuse. Mais non, il fallait faire confiance à son instinct. C’était un succès incroyable. Sur les appareils, elle déchiffra l’explication de la réponse : « On peut manœuvrer un Cyborg grâce à sa confiance en la toute-puissance de la logique. »
Calipine acquiesça pour elle-même en se souvenant de sa propre folie. Et l’on ne peut manipuler la vie contre l’intérêt des vivants, conclut-elle.
— La proposition est acceptée.
En annonçant le résultat, elle remarqua le regard lourd de sous-entendus de Glisson. Nous avons négligé quelque chose, se dit-elle immédiatement, mais une fois adaptés à notre nouvelle situation, nous trouverons bien ce que c’est.
Hilare, Svengaard se tourna vers Harvey Durant. Il avait l’impression de se trouver dans une salle d’opération : Un individu donnait une impulsion et tout un système se mettait en branle. Et le processus se déroulait avec la même précision qu’à l’intérieur d’une cellule.
Harvey jaugea le sourire de Svengaard. Les traits du chirurgien trahissaient ses sentiments comme tous les visages des personnes présentes. Un messager de la Résistance y lisait à livre ouvert. Les puissants de ce monde étaient sur leurs gardes et les travailleurs de la masse avaient peut-être encore une chance, un millier d’années de chance, si l’on faisait confiance à Calipine, et si Calipine gardait confiance en elle-même. Le cadre génétique avait adopté une nouvelle structure, une structure ouverte, une structure indéterminée, une structure qu’Heisenberg aurait aimée. Les manipulateurs avaient été manipulés, et modifiés par la manipulation.
— Quand pouvons-nous partir, Lizbeth et moi ? demanda Harvey.
Frank Herbert
L’auteur de Dune, le livre suprême de la S.F. – comme Le Seigneur des Anneaux pour la fantasy –, est né en 1920 à Tacoma (État de Washington), au nord-ouest des U.S.A. Sa mère est de la région, son père y est venu enfant avant d’y exercer les professions de policier puis d’inspecteur du travail ; de jeunes Indiens chinooks lui apprennent à pêcher dans les rivières voisines. Études de littérature (université de Washington) où il rate tous ses examens mais forme son style à l’école d’Edgar Poe, d’O’Henry et d’Ezra Pound : un idéal d’écriture à la fois concise et précise. Alors il entre dans le journalisme, dont il vivra pendant trente ans ; il se marie (1946) : trois enfants, cinq petits-enfants ; tout du patriarche, y compris la barbe fleurie. « La société a plus besoin de généralistes que de spécialistes », dit-il en se dotant d’une culture encyclopédique (écologie, biologie, génétique, sémantique…). En 1952, il publie sa première nouvelle de S.F. dans Astounding ; la même année, il « étudie » la psychanalyse jungienne – après quoi il devient analyste lui-même pendant deux ans et familier de la psychologie des profondeurs. Premier roman, en 1955 ; la même année, il devient rédacteur en chef du San Francisco Examiner (édition du dimanche). Le triomphe de Dune (1963-1965) puis du Messie de Dune (1969) fait de lui un écrivain à plein temps : en 1972, près de Tacoma, il crée une ferme expérimentale écologique. En 1984 sort le film Dune ; il réagit à la mort de sa femme en se remariant et en partant pour Hawaii où il écrit la Maison des Mères (1985). C’est là qu’il meurt le 11 février 1986.