Potter afficha un sourire lugubre.
— Navré d’avoir craqué. La semaine a été pénible. Il soupira. Ils ne comprennent rien.
— Désirez-vous consulter un autre rapport ?
La complicité entre l’infirmière et lui avait cessé. Potter s’en aperçut.
— Non, merci, répondit-il. Il prit le dossier Durant et se dirigea vers le bureau de Svengaard. C’était bien sa veine ! Deux observateurs. Donc, un surcroît de travail, bien entendu !
Ça ne leur suffisait pas de voir l’enregistrement après le modelage. Non ! Il fallait qu’ils soient sur place. Cela signifiait qu’ils n’étaient pas aussi innocents qu’ils en avaient l’air, en dépit des affirmations des agents de la Sécurité de l’hôpital. Il y avait longtemps que les gens n’insistaient plus pour observer. On les avait, en principe, privés de ce désir. Les quelques individus qui échappaient à leur modelage génétique exigeaient des soins particuliers.
Or, se rappela Potter, je les ai modelés moi-même, ces deux-là. Et je n’ai pas commis d’erreur.
Devant son bureau, il rencontra Svengaard qui lui fit un bref résumé de la situation avant de se perdre en considérations sur les consignes de Sécurité.
— Au diable, les agents de la Sécurité ! aboya Potter. Nous avons reçu de nouvelles instructions. Dans un cas pareil, on doit prévenir le Service d’Urgence du Centre.
Ils pénétrèrent dans le bureau qui se voulait lambrissé. Ce n’était qu’une pièce d’angle avec vue sur un jardin suspendu et une terrasse construite en plasmeld, le « plasty » des patios de la masse, le matériau qui se régénère en trois temps. Rien ne devait vieillir ni se dégrader dans le meilleur des mondes optimhomme. Sauf les hommes.
— Le Service d’Urgence du Centre ? demanda Svengaard.
— Sans exception, répondit Potter qui s’assit dans le fauteuil de son collègue, posa les pieds sur le bureau, amena le petit combiné téléphonique couleur ivoire sur son estomac, l’écran à quelques centimètres de son visage, et composa le numéro de la Sécurité, suivi de son propre numéro d’immatriculation.
Svengaard s’assit sur un coin de bureau, en face de lui. Il semblait à la fois furieux et effrayé.
— On les a examinés, je vous le répète. On n’a rien trouvé d’anormal sur eux. Ils ont l’air tout à fait ordinaires.
— Mais ils insistent pour observer. (Potter tripota le cadran de l’appareil.) Qu’est-ce qu’ils font, ces imbéciles ?
— Mais la loi… continua Svengaard.
— Foutez-moi la paix avec la loi ! Vous savez aussi bien que moi que, dans un cas de ce genre, nous pourrions filtrer le circuit visuel à l’aide d’un ordinateur qui ne laissera passer que ce que nous voulons. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi nous ne le faisions pas ?
— Pourquoi… ils… euh ! Svengaard secoua la tête : la question l’avait pris par surprise. Pourquoi au fait ? D’après les statistiques, un certain nombre de parents insistaient pour observer et…
— On a essayé, reprit Potter. Les parents ont détecté l’intervention de l’ordinateur.
— Comment ?
— Nous ne le savons pas.
— On ne les a pas interrogés ?
— Ils se sont suicidés.
— Suicidés !… Comment ?
— Nous ne le savons pas.
Svengaard, la gorge sèche, essaya d’avaler. Il commençait à se représenter l’agitation intense qui animait en secret la Sécurité.
— Mais les statistiques ?
— Foutaises !
Une voix masculine résonna dans le combiné.
— À qui parlez-vous ?
Potter fixa les yeux sur l’écran.
— Je parlais à Sven. Le viable au sujet duquel il m’a appelé…
— C’est bien un viable ?
— Oui, c’est un viable avec un potentiel intégral. Mais les parents insistent pour observer le…
— Je vous envoie une équipe complète qui doit arriver par le tube dans dix minutes, interrompit la voix. Ils sont à Friscopolis. Ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps.
Svengaard essuya ses paumes sur sa blouse. Il ne pouvait pas voir l’écran, mais la voix ressemblait à celle de Max Allgood, le chef de Sécurité.
— Nous attendons vos hommes pour commencer le modelage, déclara Potter. On vous envoie les rapports, vous devriez les avoir dans quelques minutes. Il y a autre…
— Cet embryon, il est comme on nous l’a dit ? demanda la voix au téléphone. Sans défaut ?
— Un myxœdème latent, un léger défaut possible d’un ventricule, mais…
— O.K., je vous rappellerai après avoir vu…
— Bon sang de bonsoir, vous allez me laisser parler sans m’interrompre ? Il fixa l’écran. Il y a plus important que les parents et les défauts. (Il jeta un coup d’œil à Svengaard avant de revenir à son interlocuteur.) Sven affirme avoir un ajustement extérieur de la carence en arginine.
On entendit un long sifflement que suivit une question.
— On peut s’y fier ?
— À tous les coups.
— A-t-il suivi le même processus que les huit autres ?
Potter regarda Svengaard qui acquiesça.
— Sven dit que oui.
— Ils ne vont pas aimer ça.
— Je n’aime pas ça.
— Sven en a-t-il vu assez pour avoir… des idées sur la suite ?
Svengaard secoua la tête.
— Non, répondit Potter.
— Il est fort possible que ce soit sans conséquence, commenta la voix. Dans un système au déterminisme croissant…
— Oh ! oui, ricana Potter, dans un système au déterminisme croissant, on rencontre un indéterminisme de plus en plus grand. Autant dire que dans un bidifule au chostatique croissant…
— Eh bien ! c’est qu’ils croient, eux…
— Tant pis. Moi, je crois que la nature n’aime pas qu’on interfère avec ses créations.
Potter contempla fixement l’écran. Pour quelque raison inexpliquée, des souvenirs lui revenaient à l’esprit, souvenirs du début de ses études médicales, du jour où il avait appris que son génotype était très proche de celui des Optimhommes. Il découvrit que le noyau de haine qu’il avait refoulé s’était transformé en une tolérance cynique et un peu souriante.
— Je me demande pourquoi on a fait appel à vous ? demanda la voix.
— Parce que j’étais très proche, murmura Potter. Il se demanda à quelle proximité se trouvait l’embryon Durant. Je ferai de mon mieux, décida-t-il.
À l’autre bout de la ligne, l’homme s’éclaircit la voix.
— Bon, eh bien… tout dépend de la manière dont vous réglerez l’affaire. L’embryon devrait permettre une vérification de l’extérieur inter…
— Ne vous faites pas plus bête ! coupa Potter. L’embryon portera la marque de Sven jusqu’au moindre enzyme. Faites votre boulot, nous ferons le nôtre. Il coupa brutalement la communication, repoussa l’appareil sur le bureau, et resta les yeux fixés sur lui. Satané… non, il est comme il est. Ça vient du fait qu’il vit trop près d’eux. Ça vient de son modelage ; moi aussi j’aurais pu être un parfait crétin, si le destin l’avait voulu.
Svengaard tenta encore une fois d’avaler sa salive. Jusqu’alors, il n’avait jamais entendu un envoyé du Centre faire une remarque de cette nature ou parler avec une franchise aussi brutale.