— Je vous choque, n’est-ce pas, Sven ? demanda Potter en laissant retomber ses pieds sur le sol.
L’autre, gêné, haussa les épaules.
Potter étudiait son collègue. Homme capable, chirurgien brillant, Svengaard manquait d’imagination et de faculté créatrice ; pour cette raison, il n’était souvent qu’un instrument anonyme.
— Sven, vous êtes un type bien, déclara Potter. Digne de confiance, c’est ce qui est écrit dans votre dossier, digne de confiance. Mais vous ne serez jamais rien d’autre qu’un type digne de confiance. On vous a fabriqué comme cela. Dans ce domaine, cependant, vous êtes irremplaçable.
De ces commentaires, Svengaard ne retint que le compliment.
— C’est toujours agréable de se voir apprécié, mais…
— Du travail nous attend.
— Ce ne sera pas facile. Maintenant.
— Considérez-vous l’ajustement extérieur comme un phénomène naturel ?
— Je… j’aimerais croire… que (Svengaard s’humecta les lèvres) le phénomène n’a pas été provoqué, qu’aucun agent…
— Vous voudriez vous en remettre au hasard, à l’incertitude, à Heisenberg. Le fameux principe d’incertitude : nos tripatouillages produisent quelque résultat, mais, en vérité, toute chose créée provient du caprice de la nature.
— Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire. La note agressive qu’il avait décelée dans la réponse de Potter avait piqué Svengaard au vif. Je souhaitais écarter toute intervention d’une cause surnaturelle…
— Bien, vous n’allez pas me dire que vous redoutez les manigances d’une divinité quelconque ?
Svengaard détourna les yeux.
— Je me rappelle qu’à l’un de vos cours, vous avez recommandé d’être toujours prêt à affronter une réalité totalement différente de celle décrite par les livres.
— Moi, j’ai dit ça ? Moi ?
— Oui.
— Il y aurait donc quelque chose d’autre, c’est ça ? Qui échappe à nos instruments. Qui n’a jamais entendu parler d’Heisenberg. Qui ne connaît pas l’incertitude. Qui agit… (Potter baissa la voix) qui agit directement. Qui ajuste les choses. Il pencha la tête de côté. Ah, ah ! Heisenberg doit se retourner dans sa tombe.
Svengaard regarda Potter avec attention : l’autre se moquait de lui. Heisenberg nous a fait souvenir de nos limites.
— Exact, le hasard existe, voilà ce qu’il nous a appris. Un jour, on rencontre un phénomène que l’on ne peut ni interpréter ni comprendre… ni classifier. En fait, il nous a préparés au dilemme actuel, non ? (Le chirurgien jeta un coup d’œil à la montre qu’il portait au doigt et releva les yeux sur son collègue.) Nous avons tendance à interpréter la réalité qui nous entoure à travers le filtre intellectuel qui prédominait à notre naissance. Ainsi, notre époque voit tout à travers les yeux d’Heisenberg. Mais en admettant qu’Heisenberg ait dit vrai, comment décider si le phénomène nouveau, inconnu, est un accident dû au hasard ou à l’émanation de la volonté divine ? À quoi bon s’interroger ?
— Il me semble que nous nous débrouillons quand même, dit Svengaard sur la défensive.
À sa grande surprise, Potter éclata de rire ; sa tête se renversa en arrière, tout son corps fut secoué de soubresauts.
— Sven, vous êtes merveilleux, dit-il lorsqu’il fut calmé. Franchement, sans des hommes comme vous, l’humanité traînerait encore dans la fange originelle, menacée par les glaciers et les tigres à dents de sabre.
— Que pensent-ils de l’ajustement de l’arginine ? demanda Svengaard qui luttait pour ne pas laisser transparaître sa colère.
Potter scruta le visage de son interlocuteur.
— Vous aurais-je sous-estimé ? Vous voulez des excuses, c’est ça ?
L’autre haussa les épaules. Il trouvait que le chirurgien avait une conduite bizarre ce jour-là ; il réagissait de façon surprenante, s’abandonnant à ses émotions.
— Savez-vous ce qu’ils en pensent ? demanda-t-il de nouveau.
— Vous avez entendu Max au téléphone.
Ainsi c’était bien Allgood.
— Bien sûr, je le sais, grommela Potter. Max se trompe du tout au tout. Ils pensent que le modelage génétique s’impose de soi-même à la nature : pour eux, la nature ne peut être réduite à des échanges mécaniques, par conséquent, à une matière inerte. Il est impossible d’arrêter son mouvement, vous comprenez ? La nature est constituée par des systèmes en extension, l’énergie cherche une forme.
— Un système qui s’étend ?
Potter leva les yeux vers le visage inquisiteur de son collègue. Cette question lui rappela qu’entre les conceptions de ceux qui vivaient près du Centre et les conceptions de ceux qui ne connaissaient le monde des Optimhommes que par des rapports ou des informations de seconde main, il existait un abîme.
— Nous sommes si différents tous les deux, pensa-t-il. Et dire qu’il y a autant de différences entre les Optimhommes et nous, entre Sven et les Stéris et les fécondateurs. Nous sommes coupés les uns des autres. Aucun de nous n’a de passé. Sauf les Optimhommes, bien entendu. Mais chacun d’eux a un passé individuel… tout à fait égoïste… et immémorial.
— Un système en pleine extension, reprit-il. Pour eux, du microcosme au macrocosme, tout n’est qu’ordre et système. L’idée même de la matière inerte leur paraît insoutenable. Tout ce qui est créé provient des rencontres d’énergie ; certaines sont gigantesques, rapides, spectaculaires ; d’autres, au contraire, minuscules, lentes et discrètes. Ces mots eux-mêmes conviennent mal, car l’énergie peut prendre une infinité d’aspects. Tout dépend du point de vue de l’observateur ; à chaque changement de point de vue correspond un changement de lois. Il existe donc une infinité de lois. Chacune dépend de la conjugaison du point de vue et du phénomène observé. Dans un système en extension, cette chose venue de l’extérieur n’est que le nœud d’une onde. Voilà leur pensée.
Bouleversé par ce qu’il venait d’entendre, Svengaard descendit du bureau. Toutes les questions qu’il pouvait se poser sur l’univers avaient reçu maintenant, semblait-il, un soupçon d’éclaircissement.
Est-ce donc là ce que l’on acquiert en travaillant avec le Centre ? se demanda-t-il avec émerveillement.
— Ça vous laisse pantois, n’est-ce pas ? Potter se leva. Une idée géniale ! Il eut un ricanement. C’est un nommé Diderot qui a eu cette idée-là, un type qui vivait vers 1750. Et maintenant, ils nous la resservent, par bribes. Quelle sagesse !
— Ce Diderot était peut-être… l’un d’eux ?
Potter poussa un soupir. Comme le manque de formationhistoriquecontrôléepeutvousrendreignorant ! Il se demanda aussitôt comment sa formation à lui avait été conduite et jusqu’à quel point on l’avait contrôlée.
— Diderot était l’un de nous, grogna-t-il.
Svengaard le fixa, les yeux ronds ; un tel blasphème lui coupait le souffle.
— Ce qui nous ramène à ce principe, reprit le chirurgien. La nature n’aime pas que l’on interfère avec ses créations.
Une sonnette résonna sous le bureau.
— La Sécurité ? demanda Potter.
— La voie est libre. Ils doivent nous attendre.
— Les huiles de la Sécurité sont maintenant en poste. Vous remarquerez qu’ils n’ont pas daigné nous prévenir, vous et moi. Ils nous observent comme les autres.
— Je… je n’ai rien à cacher.
— Bien sûr que non ? Potter contourna le bureau et prit son collègue par l’épaule. Venez. Il est temps de mettre le masque d’Archée. Nous allons former et organiser un organisme vivant. De véritables dieux, voilà ce que nous sommes.