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N’étant pas un cavalier-né, il vidait de temps en temps les étriers, une des deux raisons pour lesquelles il n’avait pas encore rattrapé Victor. L’autre, c’était qu’il avait perdu un moment, avant de quitter la ville, pour vendre à vil prix son affaire de saucisses dans des petits pains à un nain qui n’avait pas cru à sa chance (après avoir goûté une ou deux saucisses, il ne pourrait toujours pas y croire).

Quelque chose appelait Planteur, quelque chose à la voix d’or.

Loin derrière la Gorge, les phalanges traînant dans le sable, suivait Détritus le troll. Difficile de savoir avec certitude ce qu’il pensait, tout comme il est difficile de savoir ce que pense un pigeon voyageur. Lui savait seulement que sa place était ailleurs que là où il se trouvait actuellement.

Enfin, encore plus loin sur la route, un chariot à huit chevaux amenait un chargement de bois d’œuvre à Olive-Oued. Le conducteur ne pensait pas à grand-chose, quoique vaguement intrigué par un incident survenu à l’instant même où il sortait d’Ankh-Morpork dans l’obscurité d’avant l’aube. Une voix dans le noir avait crié « Halte, au nom de la garde municipale ! » et il avait fait halte, mais il ne s’était rien passé de plus, aussi avait-il jeté un regard à la ronde, sans voir âme qui vive.

Le chariot était reparti en grondant. Le spectateur imaginatif aurait reconnu la petite silhouette de Gaspode le chien prodige qui s’efforçait de se mettre à l’aise parmi les billes de bois à l’arrière. Lui aussi se rendait à Olive-Oued.

Et lui aussi ignorait pourquoi.

Mais il était décidé à le découvrir.

Personne n’aurait cru, dans les dernières années du siècle de la Roussette, que des intelligences supérieures à l’homme, ou du moins plus malfaisantes, suivaient d’un œil attentif les affaires du Disque-monde ; qu’elles les examinaient et les étudiaient comme un client décortiquerait à l’issue de trois jours de jeûne le menu Tout-ce-que-vous-pouvez-avaler-pour-une-piastre affiché à l’entrée de l’Antre à Côtes de Harga…

Enfin, disons… la plupart des mages l’auraient cru si on leur en avait parlé.

Et le bibliothécaire l’aurait sûrement cru aussi.

De même que madame Marietta Cosmopilite, 3, rue de Quirm, Ankh-Morpork. Mais elle croyait par-dessus le marché que le monde était une sphère, qu’une gousse d’ail dans son tiroir de sous-vêtements repoussait les vampires, que ça faisait du bien de sortir de temps en temps pour rigoler, qu’on trouvait de la gentillesse chez tout le monde pour peu qu’on sache où regarder, et que trois petits nains horribles la reluquaient tous les soirs quand elle se déshabillait[4].

Olive-Oued !…

… n’était pas encore grand-chose. Une simple colline en bord de mer suivie d’une quantité de dunes de sable. Le paysage avait cette beauté qu’on n’admire qu’un bref instant avant de se rendre ailleurs où l’on trouve des bains chauds et des boissons fraîches. Pour y rester un tant soit peu, il faut être puni.

Une ville s’y dressait pourtant… si l’on peut dire. On avait bâti des baraques en bois partout où l’on avait lâché un chargement de madriers, des baraques rudimentaires, comme si les constructeurs s’étaient dit qu’ils avaient mieux à faire de leur temps. Ce n’étaient que des boîtes carrées en planches.

Sauf les façades.

Pour comprendre Olive-Oued, déclarerait des années plus tard Victor, il fallait comprendre son architecture.

On voyait une boîte posée sur le sable. Un toit grossièrement pointu la coiffait, mais aucune importance vu qu’il ne pleuvait jamais à Olive-Oued. Les murs étaient fissurés, colmatés avec de vieux chiffons. Les fenêtres se réduisaient à des trous – il était trop délicat de transporter du verre en chariot depuis Ankh-Morpork. Et par-derrière, la façade ressemblait à un immense panneau d’affichage maintenu debout par un réseau d’étais.

Par-devant, c’était une extravagance baroque chantournée, ciselée, peinte, décorée. À Ankh-Morpork, les gens de bon sens bâtissaient des maisons toutes simples, afin de ne pas attirer l’attention, et ils gardaient la décoration pour leur intérieur. Mais Olive-Oued s’habillait à l’envers.

Victor remonta ce qui tenait lieu de rue principale dans un état d’hébétude. Il s’était réveillé de bonne heure dans les dunes. Pourquoi ? Il avait décidé de venir à Olive-Oued, mais pourquoi ? Il n’arrivait pas à se rappeler. Tout ce qu’il se rappelait, c’est que sur le moment ça lui avait paru une évidence. Il avait trouvé une centaine de bonnes raisons.

Si seulement il arrivait à s’en rappeler une seule…

Remarquez, son cerveau avait autre chose à faire que passer des souvenirs en revue. Il était trop occupé à combattre la faim et la soif qui le tenaillaient. Une fouille de ses poches avait rapporté à Victor un total de sept sous. Même pas de quoi se payer un bol de soupe, à plus forte raison un repas.

Il avait besoin d’un bon repas. Il y verrait beaucoup plus clair après un bon repas.

Il se fraya un chemin dans la foule. Une foule composée en grande partie de charpentiers, semblait-il, mais certains passants portaient des bonbonnes ou des boîtes mystérieuses. Et tous marchaient vite, d’un pas décidé, obéissant à de puissantes raisons personnelles.

Sauf lui.

Il déambula dans la rue, bouche bée à la vue des maisons ; il se faisait l’effet d’une sauterelle égarée dans une fourmilière. Et il n’y avait pas…

« Vous pourriez regarder où vous marchez ! »

Il rebondit contre un mur. Lorsqu’il retrouva son équilibre, la personne qu’il venait de percuter s’était déjà mêlée à la foule dans un bruissement. Il la fixa un instant puis courut désespérément à sa poursuite.

« Hé ! lança-t-il. Pardon ! Excusez-moi ? Mademoiselle ? »

Elle s’arrêta et attendit avec impatience qu’il la rattrape.

« Alors ? » dit-elle.

Elle faisait une trentaine de centimètres de moins que lui et sa silhouette était informe à cause du vêtement à fanfreluches qui la recouvrait, un vêtement cependant moins ridicule que sa grosse perruque blonde à frisettes. Elle avait la figure blanche de maquillage, en dehors de ses yeux lourdement frangés de noir. Elle évoquait un abat-jour qui vient de passer plusieurs nuits blanches. « Alors ? répéta-t-elle. Dépêchez-vous ! Ils tournent encore dans cinq minutes !

— Euh… »

Elle se détendit un brin. « Non, ne me dites rien, fit-elle. Vous venez d’arriver. Tout est nouveau pour vous. Vous ne savez pas quoi faire. Vous avez faim. Vous n’avez pas d’argent. Je me trompe ?

— Non. Comment vous avez deviné ?

— Tout le monde commence de cette façon-là. Et maintenant, vous voulez faire votre trou dans le clic, hein ?

— Le clic ? »

Elle roula des yeux, tout au fond des cernes noirs.

« Les images animées !

— Oh… » C’est ça, songea-t-il. Je ne le savais pas, mais c’est ça. Oui. C’est pour ça que je suis venu. Pourquoi je n’y ai pas pensé ?

« Oui, dit-il. Oui. C’est ce que je veux faire. Je veux… euh… creuser mon trou. Et comment on s’y prend ?

— On passe son temps à attendre. Jusqu’à ce qu’on soit remarqué. » La fille le toisa sans chercher à dissimuler son mépris. « Pourquoi vous ne faites pas charpentier ? On a toujours besoin de bons scieurs de bois à Olive-Oued. »

Là-dessus elle se retourna et disparut, emportée par le flux des passants affairés.

« Euh… merci, lança Victor dans son dos. Merci. » Il éleva la voix et ajouta : « J’espère que ça va s’arranger, pour vos yeux ! »

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4

Elle avait raison sur ce point, mais par pur hasard.