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Il fit tinter les pièces dans sa poche.

Bon, la charpenterie, c’était exclu. Trop pénible, comme boulot, sûrement. Il en avait tâté, une fois, et il avait vite conclu un accord avec le bois : il ne toucherait pas à ce matériau, et lui ne se fendrait pas.

Passer son temps à attendre offrait certains attraits, mais il fallait de l’argent pour se le permettre.

Ses doigts se refermèrent sur un petit rectangle oublié. Il le sortit et le regarda.

La carte de Gauledouin.

Le numéro 1, Olive-Oued, désignait deux baraques à l’intérieur d’une haute palissade. Une queue s’étirait devant la grande porte. Une queue où se mêlaient trolls, nains et humains. Ils donnaient l’impression de poireauter depuis un certain temps ; de fait, certains s’affaissaient d’un air tellement abattu tout en restant debout qu’on aurait pu les prendre pour les descendants spécialement évolués des poireauteurs préhistoriques originaux.

À la porte, un gros costaud surveillait la queue avec la mine avantageuse qu’affichent tous les petits chefs détenteurs du moindre pouvoir dans l’univers.

« Excusez-moi… commença Victor.

— Monsieur Gauledouin, il engage plus personne ce matin, cracha l’homme du coin de la bouche. Alors tire-toi !

— Mais il a dit que si je venais à…

— Je t’ai pas dit de te tirer, l’ami ?

— Si, mais… »

La porte dans la palissade s’entrouvrit. Une figure pâle pointa son nez.

« Faut un troll et deux humains, dit-elle. Une journée. Tarif habituel. » La porte se referma.

L’homme se redressa et mit ses mains couturées en coupe autour de sa bouche.

« Bon, bande d’affreux ! s’écria-t-il. Vous avez entendu. » Il fit courir sur la queue un regard exercé de maquignon. « Toi, toi et toi, dit-il en tendant le doigt.

— Excusez-moi, intervint Victor avec obligeance, mais je crois que cet homme, là-bas, était avant… »

On l’écarta sans ménagement. Les trois heureux élus entrèrent en traînant les pieds. Il crut voir l’éclat de pièces qui changeaient de mains. Puis le gardien tourna vers lui une figure rouge de colère.

« Toi, fit-il, à la queue. Et restes-y ! »

Victor le regarda fixement. Il regarda la porte. Il regarda la longue file de demandeurs d’emploi découragés.

« Euh… non, répliqua-t-il. Je ne crois pas. Merci quand même.

— Alors, du balai ! »

Victor lui fit un sourire amical. Il s’en alla en longeant la palissade. Au bout, elle tournait dans une ruelle étroite.

Il farfouilla un moment dans les débris habituels des ruelles et dénicha un morceau de papier. Puis il se retroussa les manches. Alors seulement, il inspecta attentivement la palissade jusqu’à ce qu’il découvre deux planches disjointes qui, au prix d’un petit effort, lui livrèrent le passage.

Il se retrouva au milieu de piles de bois de construction et d’entassements de tissu. Il n’y avait personne dans le coin.

D’un pas résolu, sachant qu’on ne met jamais en question quiconque marche avec assurance, les manches retroussées, un papier en évidence dans la main, il se lança dans la traversée du pays aux merveilles de bois et de textile de la Kinématographie intéressante et instructive.

Des bâtiments étaient peints au dos d’autres bâtiments. Des arbres qui ressemblaient à des arbres par-devant n’étaient qu’une masse d’entretoises par-derrière. On s’activait fiévreusement, et pourtant, autant que pouvait en juger Victor, personne ne produisait rien.

Il regarda un individu en longue cape noire, coiffé d’un chapeau noir, affublé d’une moustache comme un balai de cantonnier, attacher une fille à l’un des arbres. Personne n’avait l’air de vouloir l’en empêcher, malgré la fille qui se débattait. À vrai dire, deux hommes suivaient la scène d’un œil indifférent, et un troisième debout derrière une grosse boîte montée sur un trépied tournait une manivelle.

La fille tendit un bras implorant, ouvrit et referma la bouche sans qu’un son n’en sorte.

Un des deux hommes assis se leva, passa en revue une pile de panneaux à côté de lui et en brandit un devant la boîte.

Il était noir. Dessus, en lettres blanches, on lisait : Non ! Non !

L’homme s’écarta. Le bandit se tortilla la moustache. L’homme revint avec un autre panneau qui, cette fois, disait : Ah ah ! Ma besle harrogante !

Le deuxième spectateur assis saisit un mégaphone.

« Très bien, très bien, dit-il. Bon, cinq minutes de pause et tout le monde revient pour la grande scène de la bagarre. »

Le bandit détacha la fille. Ils s’éloignèrent tranquillement. Le type derrière le trépied cessa de tourner sa manivelle, s’alluma une cigarette puis ouvrit le dessus de la boîte.

« C’est bon pour tout le monde ? » demanda-t-il.

Un chœur de couinements lui répondit.

Victor s’approcha de l’homme au mégaphone et lui tapa sur l’épaule.

« Un message urgent pour monsieur Gauledouin, dit-il.

— Il est dans les bureaux, là-bas, le renseigna l’homme en faisant signe du pouce par-dessus son épaule sans se retourner.

— Merci. »

La première baraque dans laquelle il passa la tête ne contenait que des rangées de cages qui s’étendaient à perte de vue dans l’obscurité. Des choses indistinctes se jetèrent contre les barreaux et pépièrent dans sa direction. Il referma la porte à la volée sans plus attendre.

La porte suivante s’ouvrit sur Gauledouin, debout devant un bureau jonché de bouts de verre et de monceaux de papiers. Lui non plus ne se retourna pas.

« Posez ça là, fit-il distraitement.

— C’est moi, monsieur Gauledouin », dit Victor.

Gauledouin pivota et l’interrogea vaguement du regard, comme si c’était la faute de Victor si son nom ne lui disait rien.

« Oui ?

— Je viens à cause du travail, fit Victor. Vous savez ?

— Quel travail ? Je devrais savoir quoi ? Merde, comment vous avez fait pour arriver jusqu’ici ?

— J’ai fait mon trou dans les images qui bougent, répondit Victor. Mais un marteau et des clous arrangeront tout ça. »

Une ombre de panique envahit la figure de Gauledouin. Victor sortit la carte et l’agita d’un geste qu’il espéra rassurant.

« À Ankh-Morpork ? reprit-il. Avant-hier soir ? Un type vous menaçait ? »

La mémoire revint peu à peu à Gauledouin. « Ah, oui, fit-il à mi-voix. Et c’est vous le jeune gars qui m’a donné un coup de main.

— Et vous m’avez dit de venir vous voir si je voulais bouger des images. Sur le moment, je n’ai pas voulu, mais maintenant, si. » Il gratifia Gauledouin d’un sourire rayonnant.

Mais il songeait : Il va essayer de se défiler. Il regrette sa proposition. Il va me renvoyer faire la queue.

« Tiens, évidemment, répliqua Gauledouin, des tas de gens pleins de talent veulent se lancer dans les images animées. On va avoir le son d’un jour à l’autre, maintenant. Enfin, est-ce que vous êtes charpentier ? Vous vous y connaissez en alchimie ? Vous avez déjà fait travailler des démons ? Vous êtes adroit de vos mains ?

— Non, avoua Victor.

— Vous chantez ?

— Pas beaucoup. Dans mon bain. Mais pas très bien, reconnut-il.

— Vous dansez ?

— Non.

— Et l’épée ? Vous savez manier l’épée ?

— Un peu », répondit Victor. Il avait de temps en temps pratiqué l’escrime au gymnase. Il ne se battait jamais véritablement contre un adversaire, vu que les mages abhorrent en général toute forme d’exercice et que le seul autre résident de l’Université à fréquenter les lieux était le bibliothécaire, lequel ne s’intéressait qu’aux cordes et aux anneaux. Mais Victor avait travaillé une technique aussi énergique que personnelle devant la glace, et la glace ne l’avait encore jamais battu.