Détritus toucha respectueusement son front saillant.
« Ça oui, m’sieur Planteur, fit-il.
— Alors viens par ici. »
Toujours nonchalamment, Planteur repartit vers la tête de la queue. L’homme à la porte tendit brusquement un bras pour lui barrer la route. « Où est-ce que tu t’figures aller, mon pote ? lança-t-il.
— J’ai rendez-vous avec monsieur Gauledouin, répondit Planteur.
— Et il est au courant, hein ? fit le garde d’un ton laissant entendre qu’il n’en croirait rien même s’il le voyait écrit dans le ciel.
— Pas encore, répondit Planteur.
— Ben, l’ami, dans ce cas, t’as plus qu’à…
— Détritus ?
— Oui, m’sieur Planteur ?
— Cogne sur ce type.
— Ça oui, m’sieur Planteur. »
Le bras de Détritus décrivit un arc de cercle sur cent quatre-vingts degrés. Il apportait l’oubli en fin de course. Le garde décolla du sol, traversa la porte et atterrit au milieu des débris cinq mètres plus loin. Des acclamations s’élevèrent dans la file d’attente.
Planteur se tourna vers le troll d’un air approbateur. Détritus ne portait rien d’autre qu’un pagne en lambeaux qui lui couvrait ce que les trolls jugent opportun de dissimuler.
« Très bien, Détritus.
— Ça oui, m’sieur Planteur.
— Mais va falloir voir à te dégotter un costume. Maintenant, tu gardes la porte, s’il te plaît. Tu laisses entrer personne.
— Ça oui, m’sieur Planteur. »
Deux minutes plus tard, un petit chien gris passa au trot entre les jambes courtes et arquées du troll et sauta par-dessus les restes du portail, mais Détritus le laissa faire : tout le monde sait que les chiens ne sont pas des personnes.
« Monsieur Gauledouin ? » s’enquit Planteur.
Gauledouin, qui traversait prudemment le studio avec une réserve de pellicule toute fraîche dans une boîte, hésita en voyant une silhouette efflanquée lui foncer dessus comme une belette éperdue. Planteur affichait l’expression du grand poisson blanc qui franchit les récifs pour pénétrer dans les eaux peu profondes de la pataugeoire des mioches.
« Oui ? fit Gauledouin. Qui êtes-vous ? Comment vous êtes… ?
— Mon nom, c’est Planteur, répondit l’intrus. Mais j’aimerais que vous m’appeliez la Gorge. »
D’une main il étreignit celle, docile, de Gauledouin, lui posa l’autre sur l’épaule et s’avança en pompant du bras. Il paraissait d’une affabilité extrême, mais Gauledouin n’aurait pu se défiler qu’en se démettant le coude.
« Et j’veux vous dire, poursuivit le camelot, qu’on est tous vachement épatés par ce que vous faites ici, les gars. »
Gauledouin regarda sa main se lier énergiquement d’amitié avec les microbes palmaires de l’inconnu et sourit timidement.
« Ah bon ? hasarda-t-il.
— Tout ça… » Planteur relâcha l’épaule de Gauledouin juste assez longtemps pour désigner d’un geste large le chaos débordant d’activité autour d’eux. « Fantastique ! Merveilleux ! Et ce dernier truc que vous avez fait, comment ça s’appelle, déjà… ?
« La boutique en folie, répondit Gauledouin. Quand le voleur fauche les saucisses et que le marchand lui court après ?
— Ouais, fit Planteur dont le sourire figé se décolora l’espace d’une ou deux secondes avant de redevenir sincère. Ouais. C’est ça. Incroyable ! Génial ! Une métaphore vachement bien vue de bout en bout !
— Ça nous a coûté pas loin de vingt piastres, vous savez, dit Gauledouin avec une fierté embarrassée. Plus quarante sous pour les saucisses, évidemment.
— Incroyable ! Et des centaines de gens ont dû l’voir, non ?
— Des milliers », rectifia Gauledouin.
Impossible désormais de trouver à quoi comparer le sourire de Planteur. S’il avait pu l’élargir davantage, la moitié supérieure de sa tête serait tombée par terre.
« Des milliers ? fit-il. Vraiment ? Tant qu’ça ? Et bien sûr ils vous payent tous… euh… combien… ?
— Oh, pour l’instant on se contente de faire la quête, répondit Gauledouin. Pour couvrir les frais tant qu’on en est encore au stade expérimental, vous comprenez. » Il baissa les yeux. « Je me demande, ajouta-t-il, si vous pourriez arrêter de me secouer le bras, maintenant ? »
Planteur suivit son regard. « Bien sûr ! » fit-il en lâchant la main de Gauledouin, laquelle continua de monter et descendre quelques secondes de son propre chef, agitée de spasmes musculaires.
Planteur resta un moment silencieux, comme en communion profonde avec un dieu intérieur. Puis il reprit : « Vous savez, Thomas – je peux vous appeler Thomas ? –, quand j’ai vu ce chef-d’œuvre, je m’suis dit, Planteur, derrière tout ça y a un artiste novateur…
— … Comment vous savez que je m’appelle…
— … un artiste novateur, je m’suis dit, qui devrait être libre de taquiner sa muse au lieu de s’encombrer de tous les menus détails de la gestion, j’ai pas raison ?
— Ben… c’est vrai que toute cette paperasse, c’est un peu…
— Exactement ce que j’pense. Alors je m’suis dit, Planteur, tu devrais aller le voir illico et lui offrir tes services. Vous savez. Gérer. Décharger le poids de ses épaules. Lui permettre de continuer ce qu’il fait l’mieux, j’ai pas raison ? Tom ?
— Je… je… je… Oui, évidemment, c’est vrai que ce serait plutôt mon fort de…
— Voilà ! Voilà ! le coupa Planteur. Tom, j’accepte ! »
Gauledouin avait les yeux vitreux.
« Euh… » fit-il.
Planteur lui flanqua un coup de poing taquin sur l’épaule. « Vous avez qu’à m’confier la paperasse, dit-il, et vous pourrez vous remettre à vos machins, là, que vous faites si bien.
— Euh. Oui », répondit Gauledouin.
Planteur lui étreignit les deux bras et le soumit à une décharge de mille watts d’intégrité.
« C’est un grand moment pour moi, fit-il d’une voix rauque. J’peux pas vous dire à quel point c’est important. Franchement, c’est l’plus beau jour de ma vie. Je veux que vous l’sachiez, Tommy. Sincèrement. »
Le silence respectueux qui s’ensuivit fut brisé par un ricanement étouffé.
Planteur se retourna lentement. Il n’y avait personne derrière eux en dehors d’un petit chien bâtard assis dans l’ombre d’un tas de bois de construction. L’animal remarqua son expression et pencha la tête.
« Ouah ? » fit-il.
Planteur Je-m’tranche-la-gorge regarda un instant autour de lui, en quête d’un projectile, comprit que le geste serait déplacé, et refit face à son captif.
« Vous savez, dit-il sincèrement, c’est vraiment une chance pour moi de vous avoir rencontré. »
Déjeuner dans une taverne avait coûté à Victor sa piastre plus deux sous. Il avait eu droit à un bol de soupe. Tout coûtait cher, lui expliqua le marchand de soupe, parce qu’il fallait tout faire venir de loin. Il n’existait pas beaucoup de fermes autour d’Olive-Oued. Et puis à quoi bon cultiver des légumes quand on peut faire des films ?
Ensuite il alla se présenter à Électro pour son bout d’essai.
Lequel consista à rester debout une minute sans bouger pendant que l’opérateur de manivelle le regardait fixement comme un hibou par-dessus une boîte à images. La minute écoulée, Électro commenta : « Parfait. Ça colle, mon gars.