— Mais je n’ai rien fait, s’étonna Victor. Vous m’avez juste dit de ne pas bouger.
— Ouais. Exact. C’est ce qu’on cherche. Des gens qui savent rester tranquilles. On veut pas de ces acteurs farfelus comme au théâtre.
— Mais vous ne m’avez pas expliqué ce que les démons font réellement dans la boîte.
— Voilà ce qu’ils font », répondit Électro qui déverrouilla deux loquets. Une rangée de petits yeux mauvais fusilla Victor sur place. « Ces six diablotins, là, poursuivit-il en les montrant d’un doigt prudent pour éviter les griffes, regardent par le petit trou devant la boîte et peignent les images de ce qu’ils voient. Il en faut six, d’accord ? Deux qui peignent les images, et quatre qui soufflent dessus pour les sécher. À cause de l’image suivante qui arrive, tu vois. Parce qu’à chaque fois qu’on tourne cette manivelle, là, la bande de membrane transparente descend d’un cran pour l’image d’après. » Il tourna la manivelle. Elle fit clic-clic, et les démons baragouinèrent.
« Pourquoi ils font ça ? demanda Victor.
— Ah, répondit Électro, ça, c’est parce que la manivelle actionne une petite roue garnie de fouets. C’est le seul moyen de les faire travailler assez vite. Tous ces diablotins, c’est feignants et compagnie. Tout est lié, n’importe comment. Plus on tourne la manivelle vite, plus le film défile vite, plus ils doivent peindre vite. L’essentiel est de trouver la bonne vitesse. Un boulot très important, le tournage.
— Mais tout ça, ce n’est pas, disons, cruel ? »
Électro parut surpris. « Oh, non. Pas vraiment. Je fais une pause toutes les demi-heures. Règlement de la Guilde des Opérateurs de Manivelle. »
Il alla plus loin le long de l’établi, là où une autre boîte trônait, le dos ouvert. Cette fois, une pleine cage de lézards à l’air apathiques regardèrent mélancoliquement Victor en clignant des yeux.
« C’est pas l’idéal, dit Électro, mais c’est le mieux qu’on peut faire. La salamandre commune, tu vois, allongée dans le désert toute la journée, absorbe de la lumière, et quand elle a peur elle la rejette. Mécanisme d’autodéfense, qu’on appelle ça. Alors, quand le film défile, et que l’obturateur, là, cliquette d’avant en arrière, leur lumière passe à travers le film et ces lentilles, là, jusqu’à l’écran. Tout bête, au fond.
— Comment vous leur faites peur ? demanda Victor.
— Tu vois cette manivelle ?
— Oh. »
Victor tâta la boîte du bout du doigt, la mine songeuse.
« Bon, d’accord, dit-il. Donc vous avez des tas de petites images. Et vous les faites passer vite. On devrait les voir floues, et pourtant non.
— Ah, fit Électro en se tapotant l’aile du nez. Ça, c’est un secret de la Guilde des Opérateurs de Manivelle. Transmis d’initié à initié », ajouta-t-il d’un air important.
Victor lui lança un regard pénétrant. « Je croyais qu’on ne faisait des films que depuis quelques mois », répliqua-t-il.
Électro eut la décence de détourner les yeux. « Bon, ça va, disons que pour l’instant on se le passe plutôt entre collègues, reconnut-il. Mais donne-nous quelques années et on tardera pas à le transmettre à nos successeurs touche pas à ça ! »
D’un air coupable, Victor retira sa main en vitesse des boîtes en fer-blanc empilées sur l’établi.
« C’est de la vraie pellicule, là-dedans, expliqua Électro en les repoussant doucement. Faut faire très attention avec ça. Faut éviter que ce truc-là chauffe, parce que c’est de l’octocellulose, et il aime pas les chocs non plus.
— Il se passe quoi, sinon ? demanda Victor, les yeux fixés sur les boîtes.
— Va savoir ! Personne a jamais vécu assez longtemps pour nous le dire. » Électro vit l’expression de Victor et sourit.
« T’inquiète pas pour ça, dit-il. Toi, tu seras devant la boîte à images animées.
— Sauf que je ne sais pas comment jouer, fit remarquer le jeune homme.
— Tu sais faire ce qu’on te dit ?
— Hein ? Ben, oui. Je suppose.
— T’as besoin de rien d’autre, mon gars. T’as besoin de rien d’autre. De ça et de bons muscles. »
Ils sortirent dans la lumière ardente du soleil et se dirigèrent vers la baraque de Gauledouin.
Elle était occupée.
Planteur Je-m’tranche-la-gorge faisait connaissance avec le cinoche.
« Ce que j’pensais, fit Planteur, c’est… Tenez, regardez. Un truc dans ce goût-là. »
Il tendit une carte.
Elle disait, écrit d’une main mal assurée :
Apreys le pestacle,
Pourquoy pas passer à l’Entre à Côttes de Harga ?
Sa cuisyne gaz trop gnomique.
« C’est quoi, du gaz trop gnomique ? demanda Victor.
— Une expression savante », répondit Planteur. Il jeta un regard mauvais au jeune homme. Se retrouver sous le même toit que ce gars-là n’était pas prévu. Il avait espéré un tête-à-tête avec Gauledouin. « Ça veut dire que c’est bon », ajouta-t-il.
Gauledouin fixait la carte. « Et alors ? fit-il.
— Pourquoi, articula lentement Planteur, on montrerait pas cette carte à la fin du spectacle ?
— Pourquoi on ferait ça ?
— Parce qu’un gars comme Sham Harga vous payera un paq… beaucoup d’argent », expliqua Planteur.
Ils fixèrent tous la carte.
« J’ai déjà mangé à l’Antre à Côtes de Harga, déclara Victor. Je ne dirais pas que c’est bon. Non, je ne le dirais pas. C’est loin d’être bon. » Il réfléchit un instant. « Difficile de faire moins bon, même.
— Pas grave, répliqua sèchement Planteur. C’est pas ça l’important.
— Mais, objecta Gauledouin, si on raconte partout que c’est chez Harga qu’on mange le mieux, qu’est-ce qu’ils vont dire, les autres restaurants ? »
Planteur se pencha par-dessus le bureau.
« Ils vont dire : Pourquoi est-ce qu’on y a pas pensé les premiers ? »
Il se recala sur sa chaise. Gauledouin lui lança un regard resplendissant d’incompréhension.
« Récapitulez-moi donc tout ça encore une fois, vous voulez bien ? demanda-t-il.
— Ils voudront faire exactement pareil ! répondit Planteur.
— Je sais, intervint Victor. Ils voudront qu’on montre des cartons qui diront par exemple : “Ce n’est pas le restaurant de Harga le meilleur, c’est le nôtre.”
— Quelque chose comme ça, quelque chose comme ça, cracha Planteur en le fusillant des yeux. Faudrait peut-être retravailler le texte, mais quelque chose comme ça.
— Mais… mais… (Gauledouin se démenait pour suivre la conversation) Harga va râler, non ? S’il nous paye pour dire que son restaurant est le meilleur, et qu’ensuite on prend de l’argent à d’autres pour faire la même chose, il va…
— Nous payer davantage, le coupa Planteur, pour qu’on remette ça, mais en plus grosses lettres. »
Ils le regardèrent, l’œil rond.
« Vous croyez vraiment que ça va marcher ? demanda Gauledouin.
— Oui, répondit Planteur tout net. Vous avez déjà écouté les marchands dans la rue le matin ? Jamais on les entend crier “Oranges presque fraîches, à peine trop mûres, pas trop chères”, pas vrai ? Non, ils braillent : “Elles sont beeelles, mes oranges, dééélicieuses, et pour un priiix modique.” C’est ça, la bosse du commerce. »
Il se pencha encore par-dessus le bureau.
« Moi, il me semble, ajouta-t-il, que ça vous ferait pas de mal, ce genre de truc.
— On le dirait, reconnut Gauledouin d’une petite voix.