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— Ouais. Quel intérêt avaler les gens ? On recrache toujours les morceaux. Et puis, n’importe comment, tout ça fini, maintenant, s’empressa-t-il d’ajouter. Remarquez, nous, jamais fait ça. » Il gratifia Victor d’un coup de coude amical qui manqua lui casser une côte. « La planque, ici, lui glissa-t-il d’un ton de conspirateur. Touche trois piastres par jour plus prime d’une piastre pour crème protectrice quand on travaille lumière du jour.

— Vu qu’on se change en caillou jusqu’à tombée de la nuit, sinon, et ça enquiquinant, expliqua son compagnon.

— Ouais, ça retarde tournage et on gratte des allumettes sur nous.

— Et d’après contrat, on a droit cinq sous d’plus quand on se sert de gourdin perso, renchérit l’autre troll.

— Si on pouvait commencer… risqua Gauledouin.

— Pourquoi y a qu’deux trolls ? se plaignit Planteur. Qu’est-ce qu’y a d’héroïque à se battre contre deux trolls ? J’en avais demandé vingt, non ?

— Moi, deux, ça me va, lança Victor.

— Écoutez, monsieur Planteur, fit Gauledouin, je sais que vous faites ça pour nous aider, mais le budget… »

Gauledouin et Planteur se lancèrent dans une discussion. Électro l’opérateur soupira et retira l’arrière de la boîte à images animées pour donner à boire et à manger aux démons qui râlaient.

Victor s’appuya sur son épée. « Vous faites souvent ce genre de boulot, hein ? dit-il aux trolls.

— Ouais, répondit Galène. Tout le temps. T’nez, dans la Rançon du roi, joué un troll qui se jette sur les gens et qui cogne dessus. Et dans la Forêt des ténèbres, joué un troll qui se jette sur les gens et qui cogne dessus. Et… et dans la Montagne mystérieuse, joué un troll qui se jette sur les gens et qui piétine. Ça paye pas s’enfermer dans un seul rôle.

— Et vous faites la même chose ? demanda Victor à l’autre troll.

— Oh, Moraine, c’est acteur de composition, figurez-vous, répondit Galène. Meilleur de tous.

— Qu’est-ce qu’il joue ?

— Des rochers. »

Victor le regarda fixement.

« Rapport sa figure ravinée, poursuivit Galène. Pas seulement des rochers. Vous devriez voir faire un vieux monolithe. Vous en reviendriez pas. Vas-y, Momo, montre ton inscription.

— Nan, refusa Moraine avec un sourire gêné.

— J’ai envie changer mon nom pour les clics, reprit Galène. Quelque chose un peu classe. J’ai pensé « Silex ». » Il jeta à Victor un regard inquiet, pour autant que le jeune homme pût juger de la palette d’expressions à la disposition d’une figure visiblement taillée dans le granité à coups de brodequins à bouts d’acier. « Qu’est-ce que vous pensez ? demanda-t-il.

— Euh… Très joli.

— Plus dynamique, je trouve », dit le possible Silex.

Victor s’entendit proposer : « Ou Roc. C’est bien comme nom, Roc. »

Le troll le regarda fixement ; ses lèvres remuèrent en silence tandis qu’il essayait le pseudonyme. « Bon sang, fit-il. J’avais pas pensé. Roc. Ça, ça m’plaît. J’ai idée qu’on va m’payer plus de trois piastres jour, avec nom comme Roc.

— Est-ce qu’on pourrait commencer ? demanda Planteur d’une voix sévère. On pourra p’t-être se permettre un supplément de trolls si le film marche, mais sûrement pas si on dépasse le budget, ce qui veut dire qu’y faut mettre ça en boîte avant le déjeuner. Bon, Momo et Galène…

— Roc, le corrigea Roc.

— Vraiment ? Bon, vous deux, vous vous jetez sur Victor, okay ? Bien… ça tourne… »

L’opérateur actionna la manivelle de la boîte à images. On entendit un léger cliquetis et un chœur de petits glapissements de la part des démons. Victor restait immobile, la mine obligeante et les sens en alerte.

« Ça veut dire que vous y allez, expliqua Gauledouin d’un ton patient. Les trolls surgissent de derrière les rochers, et vous vous défendez vaillamment.

— Mais je ne sais pas comment on se bat contre les trolls ! gémit Victor.

— J’explique, fit le tout nouveau Roc. Vous commencez par parer coups, et nous, on s’arrange pour pas vous toucher. »

Le jeune homme comprit enfin.

« Vous voulez dire qu’on fait semblant ? »

Les trolls échangèrent un coup d’œil rapide qui n’en signifiait pas moins : Étonnant, non ? que des choses pareilles gouvernent le monde.

« Ouais, répondit Roc. C’est ça. Rien d’vrai.

— Pas l’droit vous tuer, le rassura Moraine.

— Exact, ajouta Roc. Pas s’amuser à ça.

— Ils arrêteraient payer si on faisait des trucs pareils », conclut Moraine d’un air chagrin.

De l’autre côté de la faille dans la réalité.

Ils se regroupèrent pour fouiller la lumière et la chaleur avec ce qui ressemblait à des yeux. Ils formaient une véritable foule à présent.

Il avait existé un passage autrefois. Dire qu’ils s’en souvenaient serait une erreur, parce qu’ils ne disposaient de rien d’aussi sophistiqué que la mémoire. C’est tout juste s’ils possédaient quoi que ce soit d’aussi élaboré qu’une tête. Mais ils avaient des instincts et des émotions.

Il leur fallait trouver un moyen d’entrer.

Ils le trouvèrent.

La sixième prise fut plutôt bonne. Un seul gros problème : l’enthousiasme des trolls à donner des coups par terre, en l’air, au collègue et souvent à eux-mêmes. En fin de compte, Victor se borna à essayer de taper sur les gourdins quand ils passaient près de lui en vrombissant.

Planteur avait l’air content du résultat. Électro, moins.

« Ils bougent trop, dit-il. La moitié du temps, ils étaient en dehors de l’image.

— C’était une bataille, fit remarquer Gauledouin.

— Ouais, mais je ne peux pas tourner la boîte à images, répliqua l’opérateur. Les démons se cassent la figure.

— Vous pourriez pas les attacher, un truc comme ça ? » proposa Planteur.

Électro se gratta le menton. « J’pense que je pourrais leur clouer les pieds au fond de la boîte, dit-il.

— De toute façon, ça ira pour l’instant, fit Gauledouin. On va tourner la scène où vous sauvez la fille. Où elle est, la fille ? Je lui ai pourtant demandé d’être là. Pourquoi elle n’est pas là ? Pourquoi personne ne fait jamais ce que je demande ? »

L’opérateur se retira son mégot des lèvres.

« Elle tourne l’Aventurier intrépide de l’autre côté d’la colline, le renseigna-t-il spontanément.

— Mais ça devrait être fini depuis hier ! gémit Gauledouin.

— La pellicule a explosé, expliqua l’opérateur.

— Crénom ! Bon, j’imagine qu’on peut tourner l’autre combat. Elle n’a pas besoin d’être là, bougonna Gauledouin. D’accord, tout le monde. On attaque la scène où Victor se bat contre le redoutable Balgrog.

— C’est quoi, un balgrog ? » voulut savoir Victor.

Une main amicale mais pesante lui tapota l’épaule.

« Affreux monstre traditionnel que va jouer Momo ; on l’peint en vert et on colle des ailes dessus, expliqua Roc. Vais aller donner coup d’main à s’préparer. »

Il s’en alla lourdement.

Personne n’avait apparemment besoin de Victor pour le moment. Il planta l’épée ridicule dans le sable, s’éloigna d’un pas de flâneur et trouva un coin d’ombre sous quelques oliviers rabougris. Il y avait aussi des rochers. Il leur tapa doucement dessus. Non, ce n’était personne.