Le terrain formait un petit creux de fraîcheur presque agréable selon les normes arides d’Olive-Oued.
Il y avait même un petit courant d’air qui sortait de quelque part. Alors qu’il se radossait contre les rochers, il sentit une brise glacée s’en échapper. Ça doit être truffé de cavernes, là-dessous, songea-t-il.
… Loin de là, à l’Université de l’Invisible, dans un couloir livré aux quatre vents et bordé de nombreux piliers, un petit mécanisme auquel personne n’avait prêté attention depuis des années se mit à faire un bruit…
Ainsi c’était ça, Olive-Oued. Ça ne rendait pas pareil sur le grand écran. Dans les images animées, on passait semblait-il beaucoup de temps à attendre et, si Victor avait bien saisi, on se fichait de l’ordre chronologique. Des événements se passaient avant d’autres logiquement antérieurs. Les monstres, c’était juste Momo peint en vert qu’on affublait d’ailes. Rien n’était vraiment réel.
Curieusement, il trouvait ça passionnant.
« Moi, j’en ai plein le dos », fit une voix près de lui.
Il leva la tête. Une jeune femme avait descendu l’autre sentier. Sous le maquillage pâle, elle avait la figure rouge d’avoir fourni des efforts, ses cheveux lui tombaient devant les yeux en frisettes ridicules, et elle portait une robe manifestement taillée à ses mesures mais conçue pour une gamine de dix ans plus jeune et folle de liserés en dentelle.
Elle était plutôt jolie, même si on ne s’en rendait pas tout de suite compte.
« Et vous savez ce qu’ils disent quand on se plaint ? » demanda-t-elle. La question ne s’adressait pas vraiment à Victor. Il n’était qu’une paire d’oreilles qui tombaient à pic.
« Je ne vois pas, répondit-il poliment.
— Ils disent : “Y a plein d’autres filles qui attendent dehors l’occasion de faire des images animées.” Voilà ce qu’ils disent. »
Elle s’appuya contre un arbre noueux et s’éventa de son chapeau de paille. « Et puis il fait trop chaud, se plaignit-elle. Et maintenant il faut que je fasse une bobine ridicule pour Gauledouin qui manque complètement d’idées. Avec un gamin qui a sûrement mauvaise haleine, du foin dans les cheveux et un front où on pourrait poser une table.
— Et avec des trolls, fit Victor d’une voix douce.
— Oh, dieux du ciel. Pas Momo et Galène ?
— Si. Seulement, Galène se fait appeler Roc maintenant.
— Je croyais que ça devait être « Silex ».
— Il aime bien Roc. »
De derrière les rochers leur parvint le bêlement plaintif de Gauledouin se demandant où tout le monde était passé juste quand il en avait besoin. La fille roula des yeux. « Oh, dieux du ciel. À cause de tout ça, je saute le déjeuner, moi.
— Vous pouvez toujours le prendre sur mon front », répliqua Victor en se relevant.
Il sentit avec satisfaction le regard songeur de la jeune femme s’appesantir sur sa nuque tandis qu’il récupérait son épée et la faisait siffler dans le vide à titre d’essai, en mettant plus de force dans ses coups de taille qu’il n’était nécessaire.
« C’est vous le gars dans la rue, hein ? demanda-t-elle.
— Exact. Et vous la fille qui devait se faire abattre, dit Victor. Ils vous ont ratée, à ce que je vois. »
Elle l’examina avec curiosité. « Comment vous avez fait pour dégotter un boulot aussi vite ? Normalement, faut attendre des semaines avant de tomber sur une occasion.
— Les occasions sont là où on les trouve, je dis toujours, fit Victor.
— Mais comment… ? »
Il s’était déjà éloigné d’un pas nonchalant ; il buvait du petit lait. Elle se traîna à sa suite, la figure crispée en une moue irritée.
« Ah, ironisa Gauledouin en levant la tête. Ma parole. Tout le monde est à sa place. Très bien. On va partir du moment où il trouve la fille attachée au poteau. Ce que vous allez faire, vous, dit-il à Victor, c’est la détacher, l’entraîner à l’écart et combattre le Balgrog ; quant à vous (il désigna la fille), vous… vous… vous le suivez et vous faites de votre mieux pour avoir l’air sauvée, d’accord ?
— Ça, je le fais bien, répondit-elle d’un ton résigné.
— Non, non, non, fit Planteur, la tête entre les mains. Pas encore !
— Ce n’est pas ce que vous vouliez ? s’étonna Gauledouin. Des combats et des filles qu’on délivre ?
— Y a forcément mieux à faire ! répliqua Planteur.
— Comme quoi ? demanda Gauledouin.
— Oh, j’sais pas, moi. Du chic. Du strass. Du bon vieux clinquant.
— Des bruits marrants ? On n’a pas le son.
— Tout le monde tourne des clics de zigotos qui courent partout, se cognent dessus et se cassent la figure par terre. Faudrait trouver autre chose. J’ai regardé les machins que vous avez faits ici, et pour moi, ils se ressemblent tous.
— Ben quoi, pour moi, toutes les saucisses se ressemblent, répliqua sèchement Gauledouin.
— Les saucisses, elles sont faites pour ça ! C’est ce que veulent les gens !
— Et moi aussi, je leur donne ce qu’ils veulent. Les gens veulent revoir ce qu’ils aiment. Des bagarres et des poursuites, ce genre de choses…
— Faites excuse, m’sieur Gauledouin, l’interrompit l’opérateur par-dessus les pépiements furieux des démons.
— Oui ? jeta Planteur.
— Faites excuse, m’sieur Planteur, mais faut que j’leur donne à manger dans un quart d’heure. »
Planteur poussa un gémissement.
Après coup, les minutes qui suivirent resteraient toujours un peu floues dans l’esprit de Victor. C’est souvent comme ça. Les instants qui changent le cours d’une existence arrivent sans crier gare, comme celui où l’on meurt.
On venait de tourner une autre bataille stylisée, il s’en souvenait, contre Momo et ce qui aurait été un fouet redoutable si le troll n’avait pas passé son temps à se l’entortiller autour des jambes. Et, après avoir vaincu le terrible Balgrog qui s’était éclipsé hors champ en grimaçant affreusement et en tâchant de se maintenir les ailes en place d’une main, il s’était retourné pour trancher les cordes qui attachaient la fille au poteau, après quoi il devait l’entraîner sans ménagement vers la droite, lorsque…
… les chuchotements avaient commencé.
C’étaient moins des mots que l’essence même de mots qui lui entraient directement dans l’oreille pour lui descendre le long de la colonne vertébrale sans se soucier de faire escale au cerveau.
Il fixa la fille au fond des yeux et se demanda si elle entendait elle aussi.
De très loin lui parvenaient de vraies paroles. Gauledouin disait : « Ben quoi, allez-y, qu’est-ce qui vous prend de la regarder comme ça ? » Et l’opérateur : « Ils sont vachement difficiles à t’nir quand ils sautent un repas. » Et Planteur, d’une voix sifflante comme un couteau de jet : « T’arrête pas de tourner la manivelle. »
Sa vision s’embruma sur les bords, et dans la brume il devina des formes qui se modifiaient et s’estompaient avant qu’il ait le temps de mieux les examiner. Aussi impuissant qu’une mouche dans une coulée d’ambre, autant maître de son destin qu’une bulle de savon dans un ouragan, il se pencha et embrassa la jeune femme.
D’autres mots lui parvinrent à travers le bourdonnement dans ses oreilles.
« Pourquoi il fait ça ? Est-ce que je lui ai dit de faire ça ? Personne ne lui a dit de faire ça !
— … et après, faut que j’les nettoye, et laissez-moi vous dire que c’est pas d’la…
— … Tourne ta manivelle ! Tourne ta manivelle ! braillait Planteur.
— Mais pourquoi il a cet air-là ?