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« Euh… hésita-t-il. Vous pouvez m’dire, euh… ce qui se passe maintenant ? »

La Mort le lui dit.

« C’est bien ce que j’pensais », fit tristement Deccan.

Sur la colline basse, le feu qui avait brûlé toute la nuit s’affaissa dans une pluie de cendres. Quelques tisons continuèrent cependant de rougeoyer.

Ils ne tarderaient pas à s’éteindre.

.

Ils s’éteignirent.

.

Rien ne se passa durant toute une journée. Puis, dans un petit creux en bordure de la colline écrasante, quelques grains de sable roulèrent et découvrirent un tout petit trou.

Quelque chose en émergea. Une chose invisible. Une chose guillerette, égoïste et merveilleuse. Une chose aussi intangible qu’une idée, ce qu’elle était exactement. Une idée folle.

Elle était vieille selon des critères que ne pouvait mesurer aucun calendrier connu de l’homme, et ce qui la poussait, pour l’instant, c’étaient des souvenirs et des besoins. Elle se souvenait de la vie, en d’autres temps, dans d’autres univers. Elle avait besoin de gens.

Elle s’éleva sur le fond d’étoiles, changea de forme, se lova comme de la fumée.

Il y avait des lumières à l’horizon.

Elle aimait ça, les lumières.

Elle les regarda quelques secondes puis, telle une flèche invisible, elle pointa vers la ville et fila à toute allure.

Elle aimait aussi l’action…

Et plusieurs semaines s’écoulèrent.

Un dicton prétend que toutes les routes mènent à Ankh-Morpork, la plus grande cité du Disque-monde.

Du moins, un dicton prétend qu’il y a un dicton qui prétend que toutes les routes mènent à Ankh-Morpork.

Ce qui est faux. Toutes les routes mènent loin d’Ankh-Morpork, mais parfois les voyageurs les prennent dans le mauvais sens.

Les poètes ont depuis longtemps renoncé à décrire la ville. Aujourd’hui, les plus malins veulent lui trouver des excuses. De leur point de vue, eh bien, elle sent peut-être mauvais, elle est peut-être surpeuplée, elle rappelle peut-être un peu ce que serait l’enfer si on éteignait les feux et qu’on y enfermait un troupeau de vaches incontinentes pendant un an, mais il faut reconnaître qu’elle vibre et déborde réellement d’une vie pleine d’entrain. Et c’est la vérité, quand bien même ce sont les poètes qui l’affirment. Mais les non-poètes de répliquer : Et alors ? Les matelas aussi débordent souvent de vie, et personne ne leur consacre des odes. Les citoyens détestent y habiter, mais s’ils sont obligés de s’en éloigner pour affaires, en quête d’aventures ou, plus souvent, dans l’attente d’une quelconque prescription, ils s’empressent d’y revenir pour le plaisir de lui en vouloir et de la critiquer encore un peu plus. Ils arborent des autocollants à l’arrière de leurs charrettes qui disent : Ankh-Morpork – on la condamne ou on la quitte. Ils l’appellent la Grosse Youplà, à cause du fruit[1].

De temps en temps, un dirigeant construit un mur tout autour d’Ankh-Morpork, officiellement pour tenir les ennemis à distance. Mais Ankh-Morpork ne craint pas les ennemis. À la vérité, elle les accueille à bras ouverts, pourvu qu’ils aient de l’argent à dépenser[2]. Elle a survécu aux inondations, incendies, hordes, révolutions et dragons. Parfois par hasard, il faut bien le reconnaître, mais elle leur a survécu quand même. L’esprit joyeusement et irrévocablement vénal de la cité est à l’épreuve de tout…

Jusqu’à aujourd’hui.

Boum.

L’explosion souffla les fenêtres, la porte et la majeure partie de la cheminée.

C’est le genre d’incident auquel on s’attend dans la rue des Alchimistes. Les voisins préfèrent les explosions à tout le reste ; au moins, les explosions, on arrive à les identifier et ça ne dure pas. C’est préférable aux odeurs qui rappliquent toujours en douce.

Les explosions font partie du paysage, enfin de ce qu’il en reste.

Et celle-là était particulièrement réussie, même selon les normes des connaisseurs du cru. Le nuage de fumée noire qui s’élevait était en son centre d’un rouge profond qu’on ne voyait pas souvent. Les morceaux de maçonnerie à demi fondus l’étaient davantage, fondus, que d’habitude. Une explosion, se dirent-ils, très impressionnante.

Boum.

Une minute ou deux après la déflagration, une silhouette sortit en titubant de l’ouverture déchiquetée qu’avait précédemment occupée la porte. Elle n’avait pas de cheveux et les vêtements qui lui restaient flambaient.

Elle s’approcha d’un pas incertain du petit attroupement qui admirait les dégâts et posa par hasard une main pleine de suie sur un marchand de pâtés en croûte chauds et de saucisses dans des petits pains, un marchand du nom de Planteur Je-m’tranche-la-gorge qui avait le don quasi magique d’apparaître partout où il pouvait réaliser une vente.

« J’cherche, dit la silhouette d’une voix distraite et ahurie, j’cherche un mot. Sur l’bout d’la langue.

— Cloque ? » proposa la Gorge.

Il retrouva son sens du commerce. « Après une épreuve pareille, ajouta-t-il en présentant une croûte tellement garnie de débris organiques récupérés qu’elle en était presque animée, ce qu’il vous faut, c’est vous enfiler un bon pâté bien chaud…

— Nonnonnon. C’pas cloque. C’qu’on dit quand on a découvert un truc. On sort dans la rue en courant et on crie, fit la silhouette fumante d’un ton urgent. Un mot spécial », ajouta-t-elle, le front plissé sous la suie.

L’attroupement, médiocrement satisfait de ne pas avoir droit à d’autres explosions, se rapprocha. Ça risquait d’être tout aussi intéressant.

« Ouais, c’est vrai, fit un homme âgé en bourrant sa pipe. On sort en courant et on crie : “Au feu ! Au feu !”. » Il prit un air triomphant.

« C’pas ça…

— Ou bien “Au secours !” ou…

— Non, il a raison, intervint une femme avec un panier de poissons sur la tête. Y a un mot spécial. Un mot étranger.

— Exact, exact, fit son voisin. Un mot étranger spécial pour ceux qu’ont trouvé un truc. Inventé par un couillon d’étranger dans son bain…

— Ben, répliqua l’homme à la pipe en l’allumant au chapeau fumant de l’alchimiste, moi j’vois pas pourquoi on aurait besoin chez nous de courir partout en braillant dans un sabir de sauvage, tout ça parce qu’on a pris un bain. N’importe comment, regardez-le. Il a pas pris de bain. Il en aurait bien besoin, ça oui, mais il en a pas pris. Pourquoi il veut courir partout en braillant dans un sabir de sauvage ? On a des mots tout ce qu’y a d’valable pour brailler.

— Comme quoi ? » demanda Je-m’tranche-la-gorge.

Le fumeur de pipe hésita. « Ben, fit-il, comme… “J’ai découvert un truc”… ou alors… “Hourra”…

— Non, dit le voisin de la femme au panier, j’pense au couillon, là-bas du côté de Tsort, ou j’sais pas où. Il était dans son bain, il a trouvé une idée pour un truc, et il a foncé dans la rue en gueulant.

— En gueulant quoi ?

— Chaispas. P’t-être : “Passez-moi un savon !”

— J’parie qu’il aurait d’quoi gueuler s’il s’avisait de demander ça par chez nous, lança la Gorge d’un ton joyeux. Ceci dit, mesdames et messieurs, j’ai ici d’la saucisse dans des p’tits pains, vous m’en direz des…

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1

Il s’agit de celui qui ne pousse que dans certaines régions sauvages des Terres d’Howonda. Long de six mètres, couvert d’épines couleur de cérumen, il dégage une odeur de tamanoir qui aurait avalé une fourmi pas fraîche.

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2

En fait, la célèbre publication de la Guilde des Marchands, Byenvenue à Ankh-Morporke, cyté aux mille surpryses, s’enrichit désormais de tout un chapitre intitulé «Comme ça, vous êtes un envahisseur barrebarre!» truffé de commentaires sur la vie nocturne, les bonnes affaires typiques du bazar, etc., et qui donne, sous la rubrique «On steppe la cloche», une liste de restaurants affichant à leur menu un vrai pouding au yak et au lait de jument. Ainsi, plus d’un vandale en casque à pointe a-t-il regagné au petit trot sa yourte glaciale en se demandant pourquoi il se sentait beaucoup plus pauvre et se retrouvait propriétaire d’une carpette tissée à la diable, d’un litre de piquette imbuvable et d’un âne de chiffon violet en chapeau de paille.