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« On prend une assiette, on fait la queue et on paye, dit Ginger. Ça s’appelle un libre-servage.

— On paye avant d’avoir mangé ? Et si c’est infect ? »

Ginger hocha sombrement la tête. « C’est pour ça, justement. »

Victor haussa les épaules et se pencha vers le nain derrière le comptoir du déjeuner. « Je voudrais…

— C’est du r’goût, fit le nain.

— Quelle sorte de ragoût ?

— Y en a pas trente-six sortes, rien qu’une. C’est du r’goût, point final, répliqua sèchement le nain. Du r’goût, c’est du r’goût.

— Je voulais dire : du ragoût à quoi ? fit Victor.

— Si vous demandez, c’est que vous n’avez pas assez faim, dit Ginger. Deux ragoûts, Fruntkin. »

Victor lorgna sur la mixture d’un brun grisâtre qu’on lui déversa dans l’assiette. Des morceaux bizarres, que faisaient remonter de mystérieux courants de convection, dansèrent un moment à la surface avant de sombrer à nouveau, définitivement, espéra-t-il.

Question cuisine, Borgle appartenait à l’école Planteur.

« C’est du r’goût ou rien, mon gars. » Le cuisinier lui lança un regard par en dessous. « Une demi-piastre. C’est pas cher, à moitié prix. »

Victor lui tendit l’argent à contrecœur et chercha Ginger autour de lui.

« Ici, fit la jeune femme qui s’asseyait à une des longues tables. Salut Piedorage. Salut, Brèche, comment va ? Voici Vie. Un nouveau. Salut, Snidain, je ne t’avais pas vu. »

Victor se retrouva coincé entre Ginger et un troll des montagnes vêtu de ce qui ressemblait à une cotte de mailles mais n’était qu’un modèle d’Olive-Oued en ficelle mal tricotée sous une couche de peinture argent.

Ginger se lança dans une discussion animée avec un gnome de dix centimètres et un nain dans une moitié de tenue d’ours, laissant Victor en proie à un sentiment d’isolement.

Le troll hocha la tête à l’adresse du jeune homme puis grimaça en regardant sa propre assiette.

« Appellent ça d’la pierre ponce, dit-il. S’embêtent même pas enlever lave. Et on sent même pas goût du sable. »

Victor posa les yeux sur l’assiette du troll.

« Je ne savais pas que les trolls mangeaient de la pierre, lâcha-t-il avant de pouvoir se retenir.

— Pourquoi pas ?

— Vous n’êtes pas vous-mêmes de la pierre ?

— Ouais. Mais vous, vous êtes fait de viande, et vous mangez quoi ? »

Victor regarda son ragoût. « Bonne question, répliqua-t-il.

— Vie fait un clic pour Gauledouin, annonça Ginger en se retournant. On dirait qu’ils vont tourner un trois-bobines. »

Un murmure général d’intérêt accueillit ses paroles.

Victor déposa prudemment un morceau jaune et tremblotant sur le bord de son assiette. « Dites-moi, fit-il pensivement, pendant le… tournage du film, est-ce que certains d’entre vous ont… entendu comme un… senti qu’ils… » Il hésita. Tous le regardaient. « Je veux dire, est-ce que vous avez eu l’impression de quelque chose qui agissait à travers vous ? Je ne vois pas comment expliquer ça autrement. »

Ses compagnons de table se détendirent.

« Ça, c’est Olive-Oued, dit le troll. Porte sur le système. Toute cette ambiance créativité où on baigne.

— Mais vous avez eu droit à une crise drôlement sérieuse, vous, dit Ginger.

— Ça arrive tout le temps, répondit le nain d’un air songeur. C’est Olive-Oued, ça. La semaine dernière, les gars et moi, on travaillait sur les Contes des nains, et tout d’un coup, on s’est tous mis à chanter. Comme ça. Y a une chanson qui nous est venue d’un coup dans la tête. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Quelle chanson ? demanda Ginger.

— Aucune idée. On l’a appelée la chanson « Hého ». C’est tout ce qu’y avait dedans. Héhohého. Héhohého.

— Pour moi, ça ressemble à toutes autres chansons d’nains j’ai déjà entendues », grommela le troll.

Il était plus de deux heures lorsqu’ils revinrent sur le lieu de tournage du film. L’opérateur avait retiré le dos de la boîte à images et grattait le plancher à l’aide d’une petite pelle.

Planteur dormait dans son fauteuil de toile, un mouchoir sur la figure. Mais Gauledouin était parfaitement réveillé, lui.

« Où vous étiez passés, vous deux ? brailla-t-il.

— J’avais faim, répondit Victor.

— Et tu vas continuer d’avoir faim, mon gars, moi, je te l’dis, parce que… »

Planteur souleva le coin de son mouchoir.

« On y va, marmonna-t-il.

— Mais on ne va pas laisser des acteurs nous dire…

— Finissez le clic, et virez-le après.

— Voilà ! » Gauledouin agita un doigt menaçant en direction de Victor et de Ginger. « Plus jamais vous ne travaillerez dans cette ville ! »

L’après-midi s’écoula tant bien que mal. Planteur fit amener un cheval et incendia l’opérateur parce qu’on ne pouvait toujours pas déplacer la boîte à images. Les diablotins protestaient. On plaça donc le cheval de front devant la boîte, et Victor se contenta de faire des bonds en selle. Comme l’affirma Planteur, c’était bien bon pour des images animées.

Ensuite, Gauledouin les paya de mauvaise grâce deux piastres chacun et les flanqua à la porte.

« Il va passer le mot à tous les autres alchimistes, dit Ginger d’un air découragé. Ils se serrent les coudes entre eux.

— J’ai remarqué qu’on touche deux piastres seulement par jour, mais que les trolls en gagnent trois, lança Victor. Comment ça se fait ?

— Parce qu’il n’y a pas beaucoup de trolls qui veulent faire des images animées. Et un bon opérateur, lui, il peut se faire six ou sept piastres la journée. Les acteurs ne sont pas importants. » Elle se retourna et le fusilla du regard.

« Je me débrouillais bien, dit-elle. Rien de folichon, mais ça allait. J’avais pas mal de boulot. On savait qu’on pouvait compter sur moi. Je bâtissais ma carrière…

— On ne bâtit pas une carrière à Olive-Oued, répliqua Victor. C’est comme bâtir une maison sur un marais. Rien n’est réel.

— J’aimais ça, moi ! Maintenant vous avez tout gâché ! Et va sans doute falloir que je retourne dans un petit village horrible dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler ! Pour me remettre à traire cette saleté de lait ! Merci beaucoup ! Chaque fois que je verrai un cul de vache, je penserai à vous ! »

Elle partit comme un ouragan vers la ville en laissant Victor avec les trolls. Au bout d’un moment, Roc se racla la gorge.

« T’as un coin où dormir ? demanda-t-il.

— Pas l’impression, répondit le jeune homme d’une petite voix.

— Manque toujours logements, fit observer Moraine.

— Je me disais que je pourrais peut-être dormir sur la plage. Il ne fait pas froid, après tout. Je crois qu’un peu de repos me ferait du bien. Bonne nuit. »

Il s’en alla en titubant vers le littoral.

Le soleil se couchait, et un vent marin avait un peu rafraîchi l’atmosphère. Autour de la masse de plus en plus sombre de la colline, Olive-Oued allumait ses lumières. Olive-Oued ne se calmait que dans le noir. Quand la matière première c’est la lumière du jour, on ne la gaspille pas.

La plage était plutôt agréable. Il y venait peu de monde. Le bois flotté, incrusté de sel et crevassé ne valait rien pour la construction. Il s’entassait en une longue ligne blanche sur la laisse de haute mer.

Victor rassembla de quoi faire un feu, se renversa sur le sable et contempla le ressac.

Du sommet de la dune voisine, caché derrière une touffe d’herbe sèche, Gaspode le chien prodige l’observait d’un air songeur.