Le foyer était envahi de sable. On avait peut-être vécu sur la plage en attendant la chance de percer dans les images animées. À la réflexion, le bois d’œuvre derrière les pierres à moitié enfouies donnait une impression d’assemblage. Vu de la mer, tout permettait de croire qu’on avait dressé plusieurs madriers pour former une entrée voûtée.
Il restait peut-être des occupants. Ils avaient peut-être quelque chose à boire.
Il restait effectivement des occupants. Mais ils n’avaient plus besoin de boire depuis des mois.
Huit heures du matin. Des coups violents frappés à sa porte réveillèrent Bezam Jardine, propriétaire de l’Odium, une des salles d’images animées qui poussaient à Ankh-Morpork comme des champignons.
Il avait passé une mauvaise nuit. Les Morporkiens aimaient la nouveauté. Un seul problème : ils ne l’aimaient pas longtemps. L’Odium avait fait de bonnes affaires la première semaine, était rentré dans ses frais la deuxième, et à présent périclitait. La dernière séance de la veille n’avait attiré qu’un nain sourd et un orang-outan, lequel avait apporté ses propres cacahuètes. Les bénéfices de Bezam dépendaient des ventes de cacahuètes et de grains sauteurs, aussi l’homme n’était-il pas de bonne humeur.
Il ouvrit la porte et regarda dehors, l’œil trouble.
« On est fermés jusqu’à deux heures, dit-il. Matinée. Rev’nez à ce moment-là. Des places partout. »
Il referma la porte à la volée. Elle rebondit sur la chaussure de Planteur et percuta le nez de Bezam.
« J’viens pour la représentation exceptionnelle de l’Épée de la passione, annonça la Gorge.
— Représentation exceptionnelle ? Quelle représentation exceptionnelle ?
— La représentation exceptionnelle dont j’vais vous causer.
— On a pas d’représentation qui parle d’épées exceptionnelles passionnées. On passe le Monde…
— M’sieur Planteur, il vous dit vous passez l’Épée de la passione », gronda une voix.
La Gorge se colla contre la porte. Derrière lui se dressait un bloc de pierre. Qui donnait l’impression d’avoir essuyé une pluie de boules d’acier pendant trente ans.
Le bloc se creusa à mi-hauteur et se pencha vers Bezam.
L’homme reconnut Détritus.
Tout le monde reconnaissait Détritus. Ce n’était pas un troll qu’on oubliait.
« Mais j’en ai même pas entendu causer, de… » commença Bezam.
La Gorge sortit une grande boîte en fer-blanc de sous son manteau et sourit.
« Et voici des affiches, ajouta-t-il en brandissant un épais rouleau blanc.
— M’sieur Planteur m’a laissé coller sur les murs », déclara fièrement Détritus.
Bezam déroula une affiche. Les couleurs en étaient alléchantes. On y voyait ce qui devait être Ginger faisant la moue dans un corsage trop étriqué pour elle pendant que Victor se la jetait d’une main sur l’épaule tout en combattant un assortiment de monstres de l’autre. En arrière-plan, des volcans entraient en éruption, des dragons sillonnaient le ciel et des cités disparaissaient sous les flammes.
« Le filme qu’on n’a pas pu interdyre ! lut avec peine Bezam. Une aventure torryde à l’haube embrasée d’un nouveau continant ! Un home et une fame jetés dans le tourebillon d’un monsde pris de follye ! ! Avec LES STARS Delorès de Vyce dans le rosle de la fame et Victor Marasquino dans le rosle de Cohen le Barbare ! ! ! DU FRIÇON ! DE L’AVENTURE ! ! DES ÉLÉPHANTS ! ! ! Bientôt dans votre salle habytuelle ! ! ! ! »
Il lut une seconde fois. « Qui c’est les stars Delorès de Vyce ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.
— Ça veut dire des étoiles, des vedettes, quoi, répondit la Gorge. C’est pour ça qu’on a mis des étoiles à côté d’leurs noms, voyez. » Il se rapprocha et baissa la voix qui ne fut plus qu’un murmure incisif. « À ce qu’on dit, ajouta-t-il, elle, c’est la fille d’un pirate klatchien et de sa captive farouche et impétueuse, et lui, c’est le fils d’un… le fils d’un… d’un mage dévoyé et d’une aventurière gitane danseuse de flamenco.
— Ben mince ! » lâcha Bezam, impressionné malgré lui. Planteur s’autorisa une claque mentale dans le dos. Ça lui avait bien plu à lui aussi.
« M’est avis que vous devriez commencer à l’passer dans une heure, dit-il.
— Si tôt le matin ! » fit Bezam. Le film qu’il avait obtenu pour la journée s’intitulait l’Univers passionnant de la poterie, ce qui ne manquait pas de l’inquiéter. La proposition du visiteur paraissait bien meilleure.
« Oui, répondit Planteur, parce que des tas d’gens vont se jeter d’sus.
— Ça, c’est pas sûr, répliqua Bezam. Le public nous déserte, ces temps-ci.
— Çui-là, il voudra le voir, insista la Gorge. Croyez-moi. Est-ce que j’vous ai déjà menti ? »
Bezam se gratta la tête. « Ben, un soir, le mois dernier, vous m’avez vendu une saucisse dans un p’tit pain, et vous m’avez dit…
— C’était d’la rhétorique, le coupa sèchement la Gorge.
— Ouais », renchérit Détritus.
Bezam s’affaissa. « Ah. Bon. J’y connais rien en rhétorique, fit-il.
— Voilà, dit la Gorge en souriant comme une citrouille vorace. Suffit d’ouvrir, d’vous installer et d’rentrer l’fric à la pelle.
— Ah. Très bien », fit Bezam d’une petite voix.
La Gorge passa un bras amical autour des épaules de l’homme. « Et maintenant, dit-il, on va causer pourcentages.
— C’est quoi, ça, du pourcentage ?
— Prenez un cigare », proposa la Gorge.
Victor remonta lentement la rue principale encore sans nom d’Olive-Oued. Il avait du sable sous les ongles.
Il se demandait s’il avait bien fait.
Il ne s’agissait sans doute que d’un ramasseur d’épaves qui s’était endormi un jour et ne s’était pas réveillé ; mais, d’un autre côté, sa tenue rouge et or tachée ne cadrait pas avec cette activité. Difficile à dire depuis combien de temps il était mort. L’atmosphère sèche et saline l’avait conservé, lui avait gardé la même allure que de son vivant, une allure de cadavre.
Vu ce que contenait sa cabane, il avait fait une drôle de récolte.
Victor s’était dit qu’il fallait en parler à quelqu’un, mais il ne trouverait sûrement personne à Olive-Oued que ça intéresserait. Il n’y avait sans doute eu qu’un seul homme au monde que la vie ou la mort du vieux intéressait – lui-même – et il avait été le premier au courant.
Victor avait enseveli le cadavre dans le sable, côté terre de la cabane en bois flotté.
Il aperçut le restaurant de Borgle un peu plus loin. Il allait courir le risque d’y prendre un petit-déjeuner, décida-t-il. Et puis il voulait s’asseoir quelque part pour lire le livre.
Ce n’était pas le genre d’objet qu’on s’attendait à trouver sur une plage, dans une cabane en bois flotté, serré dans la main d’un mort.
Sur la couverture s’étalait le titre : Le Lyvre du film.
Sur la première page, en lettres rondes de qui manie difficilement la plume, s’alignaient les mots suivants : Cecy est la chronque des grdiens de la ParaMontagne recopyée par moi Deccan à cuase de l’ancyenne tombée en myettes.