Il tourna avec précaution les pages raides. Elles avaient l’air couvertes de rubriques quasiment identiques. Il n’y avait pas de date nulle part, mais à quoi bon ? Tous les jours se ressemblaient.
Levé. Allé aux cabnets. Fayt du feu, annonsé la repreysantation de la matinée. Petit déjeuné. Ramssé du boys. Fayt du feu. Fouyllé sur la colinne. Chanté la reprysantation du soir. Dinner. Proclamé la dernyière repreysantation du soir. Allé uax cabnets. Au lit.
Levé. Allé aux cabnets. Fayt du feu, annonsé la repreysantation de la matinée. Petit déjeuné. Crullet le paicheur a laiçé 2 baux barrs. Rmassé du boys. Clayronné la repraysantation du soire, fayt du feu. Maynage. Dynner. Chnaté la derniayre repreysantation. Au lit. Levé a minui, allé au canibets, vayrifié le feu, mais reystait encroe du boys.
Il aperçut la serveuse du coin de l’œil.
« Je voudrais un œuf à la coque, dit-il.
— C’est du ragoût. Au poisson. »
Il leva la tête et croisa le regard fulminant de Ginger.
« Je ne savais pas que vous étiez serveuse », dit-il.
Elle fit mine d’essuyer la coupelle de sel. « Moi non plus jusqu’à hier, répliqua-t-elle. Heureusement pour moi que la fille de salle habituelle de Borgle a trouvé l’occasion de jouer dans le nouveau film des Alchimistes Affranchis, hein ? » Elle haussa les épaules. « Si j’ai vraiment de la chance, qui sait ? je pourrais peut-être faire aussi partie de l’équipe de l’après-midi.
— Écoutez, je ne voulais pas…
— C’est du ragoût. À prendre ou à laisser. Trois clients ont déjà fait les deux ce matin.
— Je le prends. Écoutez, vous n’allez pas le croire, mais j’ai trouvé ce bouquin dans les mains d’un…
— Je n’ai pas le droit de papoter avec les clients. Ce n’est pas ce qui se fait de mieux comme boulot en ville, mais vous n’allez pas me le faire perdre, le coupa sèchement Ginger. Ragoût de poisson, d’accord ?
— Oh. D’accord. Pardon. »
Il feuilleta les pages du livre à partir de la fin. Antérieur à Deccan, il trouva Tento qui lui aussi chantait trois fois par jour, recevait de temps en temps des dons de poisson et allait aux cabinets – sur ce dernier point il paraissait cependant moins assidu que son successeur, à moins qu’il n’ait pas toujours jugé bon de coucher ce détail par écrit. Encore avant, un certain Meggelin avait officié. Une succession de gens avaient vécu sur la plage, et quand on remontait vers le début on en trouvait tout un groupe. Encore plus avant, les écritures avaient l’air plus officielles. Difficile d’être sûr. On les aurait dites codées, des lignes et des lignes de petites images compliquées…
Un bol de soupe primitive lui atterrit brutalement sous le nez.
« Écoutez, fit-il, à quelle heure vous sortez…
— Jamais, dit Ginger.
— Je me demandais seulement si vous sauriez où…
— Non. »
Victor contempla la surface trouble du bouillon. Borgle partait du principe que tout ce qu’on trouve dans l’eau, c’est du poisson. Quelque chose de violet nageait dans la mixture, quelque chose pourvu d’une bonne dizaine de pattes.
Il le mangea quand même. Ça lui coûtait trente sous.
Vu que Ginger s’affairait résolument au comptoir en lui tournant le dos à la façon d’un phare, si bien que malgré tous ses efforts pour attirer l’attention de la jeune femme, elle lui présentait toujours le dos sans donner l’impression de bouger, Victor partit alors à la recherche d’un nouveau travail.
Victor n’avait jamais eu de travail de toute sa vie. Pour ce qu’il en savait, pareil désagrément n’arrivait qu’aux autres.
Bezam Jardine rectifia la position du plateau autour du cou de son épouse. « Parfait, dit-il. Tu as tout ce qu’il faut ?
— Les grains sauteurs se sont ramollis, répondit-elle. Et c’est impossible de garder les saucisses chaudes.
— Ce sera dans le noir, chérie. Ils y verront que du feu. » Il rajusta d’un poil la courroie et recula.
« Voilà, fit-il. Maintenant, tu sais quoi faire. J’arrête le film au milieu et je passe le carton qui dit : Pourquoi ne pas vous offrir une boisson rafraîchissante et des grains sauteurs ? Ensuite tu entres par la porte et tu descends l’allée.
— Tu pourrais aussi parler de saucisses rafraîchissantes, suggéra madame Jardine.
— Et j’pense que tu devrais éviter de conduire les spectateurs à leur place avec une torche. Tu mets trop souvent le feu.
— J’ai pas d’autre moyen pour voir dans le noir, moi.
— Oui, mais il a fallu que je rembourse le nain d’hier soir. Tu sais comme ils sont sourcilleux sur leurs barbes. Tu veux que j’te dise, chérie ? J’vais te fournir une salamandre dans une cage. Elles chauffent sur le toit depuis ce matin à l’aube, elles sont sûrement à point. »
Elles l’étaient. Les bestioles somnolaient dans le fond de leurs cages, et leurs corps vibraient doucement à mesure qu’ils absorbaient la lumière. Bezam en choisit six parmi les plus mûres, redescendit lourdement à la cabine de projection et les vida dans la boîte à images. Il enroula le film de Planteur sur une bobine puis regarda d’un air dubitatif la salle plongée dans l’obscurité.
Ah, bah. Autant aller voir s’il y avait du monde dehors.
Il se traîna en bâillant à l’entrée.
Il leva le bras et fit coulisser un verrou.
Il baissa le bras et fit coulisser l’autre verrou.
Il ouvrit les deux battants.
« D’accord, d’accord, grommela-t-il. On se calme… »
Il se réveilla dans la cabine de projection, et madame Jardine l’éventait énergiquement avec son tablier.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? murmura-t-il en s’efforçant de chasser de sa mémoire les souvenirs de piétinements.
— On fait salle comble ! dit-elle. Et y a toujours la queue dehors ! Jusqu’en bas de la rue ! C’est à cause de ces affiches dégoûtantes ! »
Bezam se leva avec difficulté mais résolution.
« Femme, tu te tais et tu descends à la cuisine faire sauter d’autres grains ! lui brailla-t-il. Ensuite tu reviens m’aider à repeindre les écriteaux ! S’ils font la queue pour des places à cinq sous, pourquoi pas pour des places à dix ? »
Il se retroussa les manches et empoigna la manivelle.
Au premier rang était assis le bibliothécaire, un sachet de cacahuètes sur les genoux. Au bout de quelques minutes, il cessa de mâcher et s’immobilisa, bouche bée, l’œil fixe, pour regarder et regarder encore les images tremblotantes.
« Je vous tiens votre cheval, m’sieur ? M’dame ?
— Non. »
À midi, Victor avait gagné deux sous. Il y avait pourtant des cavaliers dont on aurait pu tenir les chevaux, mais ils n’avaient pas l’air désireux qu’il s’en charge.
Finalement, un petit bonhomme tout noueux s’approcha discrètement d’un peu plus loin dans la rue en tirant quatre chevaux. Victor l’observait depuis des heures, parfaitement étonné qu’on puisse accorder un sourire amical à l’homuncule ratatiné, à plus forte raison lui confier un cheval. Mais ses affaires à lui marchaient bien, tandis que les épaules larges, le beau profil et le sourire franc et honnête de Victor constituaient manifestement un handicap dans le métier de tenir des chevaux.
« T’es nouveau dans le bizness, hein ? fit le bonhomme.
— Oui, répondit Victor.
— Ah. Je m’en doutais. T’attends le coup de veine dans l’clic, c’est ça ? » Il fit un grand sourire encourageant.