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« Non. J’ai déjà eu le coup de veine, à vrai dire, répliqua Victor.

— Pourquoi t’es là, alors ? »

Victor haussa les épaules. « La veine s’est tarie.

— Ah, c’est ça ? Ouim’sieur, ’rcim’sieur, lesdieuxvousbénissentm’sieur, trèsjus’m’sieur, fit l’homme en acceptant d’autres rênes.

— Je suppose que vous n’avez pas besoin d’assistant ? » demanda Victor avec une expression de convoitise.

Bezam Jardine fixa la pile de pièces de monnaie devant lui. Planteur la Gorge eut un mouvement des mains, et la pile fut aussitôt plus petite mais quand même la plus haute que n’en avait jamais vu Bezam à l’état de veille.

« Et on continue de le passer tous les quarts d’heure ! murmura l’exploitant. J’ai dû embaucher un jeune pour tourner la manivelle ! J’sais pas, moi, qu’est-ce que j’vais faire de tout cet argent ? »

La Gorge lui tapota l’épaule. « Achetez des locaux plus grands, dit-il.

— J’y ai déjà pensé, fit Bezam. Ouais. Un truc avec de chouettes piliers à l’entrée. Et ma fille, Calliope, elle joue très bien de l’orgue, ça ferait un accompagnement du tonnerre. Faudrait aussi de la dorure et des trucs tarabiscotés partout… »

Ses yeux se voilèrent.

Un esprit de plus pris au piège.

Olive-Oued rêve.

… Et en faire un vrai palais, comme le fabuleux Rhoxie de Klatch, ou le temple le plus riche qui ait jamais existé, avec des filles, des esclaves, pour vendre les grains sauteurs et les cacahuètes, et Bezam Jardine qui se pavane avec des airs de propriétaire dans une veste de velours rouge à passement d’or…

« Hmm ? murmura-t-il tandis que la sueur lui perlait au front.

— J’disais : j’y vais, répéta la Gorge. Dans les images animées, on reste pas inanimé, vous savez.

— D’après madame Jardine, faut faire d’autres films avec ce jeune homme. On parle plus que de lui en ville. Paraît que des femmes tombent en pâmoison chaque fois qu’il leur lance son regard de braise. Elle a vu le film cinq fois, ajouta-t-il, des accents soupçonneux soudain dans la voix. Et cette fille ! Wouah !

— Y a pas d’souci à vous faire, répliqua la Gorge avec condescendance. J’les ai sous contr… » Une ombre de doute lui passa brusquement sur la figure. « Salut », lança-t-il sèchement avant de détaler dehors.

Bezam, laissé seul, observait autour de lui l’intérieur plein de toiles d’araignées de l’Odium, et son imagination surchauffée peuplait les recoins sombres de palmiers en pots, de feuilles d’or et de chérubins replets. Des cosses de cacahuètes et des sachets de grains sauteurs crissèrent sous ses chaussures. Faut que je fasse nettoyer avant la prochaine séance, songea-t-il. Sûr que le singe sera encore en tête de la queue.

Puis son regard tomba sur l’affiche de l’Épée de la passione. Vraiment étonnant. Question éléphants et volcans, on n’avait pas vu grand-chose, et les monstres, c’étaient des trolls affublés d’appendices qu’on leur avait collés dessus, mais en gros plan… eh bien… tous les hommes avaient poussé un soupir, puis toutes les femmes… De la magie pure et simple. Il sourit aux effigies de Victor et Ginger.

Je me demande ce qu’ils font maintenant, ces deux-là ? songea-t-il. Sûr qu’ils mangent du caviar dans des assiettes d’or, qu’ils flemmardent et pataugent jusqu’aux genoux dans des coussins de velours, ma main au feu.

« Tu m’as l’air de patauger, mon gars, fit le palefrenier.

— Je crains de ne pas encore avoir bien le coup pour tenir les chevaux, dit Victor.

— Ah, c’est pas un métier facile, la t’nure de chouaux. Faut apprendre à se montrer servile mais pas trop et pratiquer l’humour rigolard, irrévérencieux mais pas trop insolent du t’neur de chouaux. Les gens, ils veulent pas seul’ment qu’tu tiennes leur choual, t’vois. Ils veulent vivre une hexpérience, garder un souvenir d’la t’nure de chouaux.

— Ah bon ?

— Ils veulent qu’on les amuse et qu’on ait un soupe-son d’répartie, enchaîna le petit homme. C’est pas seulement une question de t’nir des rênes. »

Victor comprit peu à peu. « On fait un numéro », dit-il.

Le t’neur de chouaux se tapota la narine d’un nez comme une fraise. « Tout jusse ! » répliqua-t-il.

Les torches flamboyaient à Olive-Oued. Victor se frayait péniblement un chemin dans la foule de la grand-rue. Tous les bars, toutes les tavernes, toutes les boutiques avaient leurs portes grandes ouvertes, par lesquelles affluait et refluait une marée humaine. Victor fit quelques bonds afin de reconnaître des visages dans la cohue.

Il était seul, perdu et affamé. Il avait besoin de quelqu’un à qui parler, et elle n’était pas là.

« Victor ! »

Il se retourna. Roc fondit sur lui comme une avalanche.

« Victor ! Mon ami ! » Un poing de la taille et de la consistance d’une pierre commémorative lui pilonna gaiement l’épaule.

« Oh, salut, répondit-il mollement. Euh… Comment va, Roc ?

— Super ! Super ! Demain on tourne la Grande Menace de la vallée des trolls !

— Je suis bien content pour toi.

— Toi mon humain porte-bonheur ! tonna Roc. Roc ! Ça, un nom ! Viens prendre verre ! »

Victor accepta. Il n’eut pas vraiment le choix, vu que Roc lui agrippa le bras et, fendant la foule comme un brise-glace, le traîna davantage qu’il ne le conduisit vers la porte la plus proche.

Une lumière bleue éclairait une enseigne. La plupart des Morporkiens lisaient le troll, ce n’était pas une langue très difficile. Les runes anguleuses annonçaient : Le Lias Bleu.

Un bar troll.

L’éclat enfumé des fourneaux derrière le bloc de pierre du comptoir fournissait le seul éclairage. Il illuminait trois trolls en train de jouer… une musique percutante, mais Victor eut du mal à la définir parce que le niveau des décibels atteignait des sphères où le son se changeait en une énergie solide qui lui mettait les prunelles en vibration. La fumée des fourneaux masquait le plafond.

« Prends quoi ? rugit Roc.

— Je ne suis pas obligé de boire du métal fondu, dis ? » chevrota Victor. Il lui fallait chevroter à tue-tête pour se faire entendre.

« On a toutes sortes boissons humaines ! » brailla une troll femelle derrière le comptoir. C’était forcément une femelle. Aucun doute là-dessus. Elle ressemblait un peu aux statues de déesses de la fertilité que les hommes des cavernes sculptaient des millénaires plus tôt, mais davantage à un contrefort de massif montagneux. « Nous, très cosmopolites !

— Alors, une bière !

— Et pour moi “fleurs-de-soufre” onne ze rox, Rubis », ajouta Roc.

Victor en profita pour faire des yeux le tour du bar, maintenant qu’ils s’habituaient à la pénombre et que ses tympans avaient eu la bonne idée de s’engourdir.

Il avait conscience de grappes de trolls assis à de longues tables, auxquels se mêlaient ici et là des nains, ce qu’il trouva étonnant. Les nains et les trolls se bagarraient d’ordinaire comme, disons, nains et trolls. Dans leurs montagnes natales, ils vivaient dans un état de vendetta permanente. Olive-Oued changeait beaucoup de choses.

« Je peux te parler en particulier ? cria Victor dans l’oreille pointue de Roc.

— Sûr ! » Roc posa son verre. Une ombrelle en papier rose s’y carbonisait dans la fournaise.

« Tu as vu Ginger ? Tu sais ? Ginger ?

— Travaille chez Borgle !