— Seulement le matin ! J’en viens ! Où elle va quand elle ne travaille pas ?
— Qui savoir où va les gens ? »
L’orchestre enfumé se tut soudain. Un des trolls ramassa un petit caillou et se mit à le cogner doucement selon un rythme lent et poisseux qui s’accrochait aux murs comme une vapeur grasse. Et de la fumée émergea Rubis, tel un galion surgissant du brouillard, un ridicule boa de plumes autour du cou.
Une dérive de continent avec des rondeurs.
Elle se mit à chanter.
Les trolls immobiles observaient un silence respectueux. Au bout d’un moment, Victor entendit un sanglot. Des larmes roulaient sur la figure de Roc.
« Elle parle de quoi, la chanson ? » chuchota-t-il.
Roc se pencha. « Ancienne chanson traditionnelle des trolls, répondit-il. Histoire d’Ambre et Jaspe. Étaient… (il hésita et eut un geste vague des mains) amis. Bons amis ?
— Je crois que je comprends, fit Victor.
— Un jour, Ambre, elle apporte déjeuner de son troll dans caverne, et elle le trouve… (Roc eut de nouveaux gestes vagues mais très évocateurs des mains) avec autre femme troll. Alors elle retourne chez elle prendre son gourdin, elle revient, tape sur lui, chtonk, chtonk, chtonk, et le tue. Parce que c’était son troll et il l’avait trompée. Chanson très romantique. »
Victor était tout yeux. Rubis descendit de la toute petite scène en ondulant pour évoluer parmi les clients, telle une montagne en dérapage contrôlé. Elle doit peser deux tonnes, se dit-il. Si elle s’assied sur mes genoux, faudra qu’on me roule comme un tapis pour m’évacuer.
« Qu’est-ce qu’elle vient de dire au troll, là-bas ? » demanda-t-il alors qu’une grosse vague de rires submergeait la taverne.
Roc se gratta le nez. « Joue avec les mots, répondit-il. Très dur traduire. Mais à peu près, elle dit : “Est-ce le sceptre légendaire de Magma, antique roi de la montagne, châtieur de milliers d’adversaires, que dis-je ? de dizaines de milliers, souverain du fleuve d’or, maître des ponts, affouilleur de mines obscures, concasseur de maints ennemis… (il prit une profonde inspiration) que je sens dans ta poche, ou est-ce que tu es content de me voir ?” »
Le front de Victor se plissa.
« Je ne saisis pas, fit-il.
— Peut-être je traduis pas bien », fit Roc. Il avala une gorgée de soufre fondu. « J’ai entendu Alchimistes Associés, ils distribuent rôles pour…
— Roc, il y a quelque chose de très bizarre ici, le coupa aussitôt Victor. Tu ne trouves pas ?
— Quoi de bizarre ?
— Tout a l’air de… ben, de pétiller. Personne ne se conduit comme il faudrait. Tu savais qu’il y avait déjà une ville ici dans le temps ? À la place de la mer. Une grande ville. Et elle a disparu, comme ça ! »
Roc se frotta le nez d’un doigt songeur. Un nez qui ressemblait au premier essai de hache taillée d’un homme de Neandertal.
« Et la façon de se conduire de tout le monde ! reprit Victor. Comme si ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent étaient les choses les plus importantes du monde !
— Je me demande… commença Roc.
— Oui ?
— Je me demande : ça vaudrait pas le coup faire raccourcir mon nez d’un centimètre ? Mon cousin Brèche, il connaît tailleur de pierre, lui a arrangé ses oreilles, une merveille. Tu penses quoi ? »
Victor le fixa, découragé.
« J’veux dire, d’un côté, l’est trop gros, mais de l’autre, un vrai nez typique de troll, pas vrai ? J’veux dire, peut-être j’aurais meilleure allure, mais dans le métier vaut sûrement mieux avoir l’air plus troll possible. Tiens, Momo a fait retoucher le sien au ciment, et maintenant l’a une gueule on voudrait pas rencontrer par nuit sombre. C’que t’en penses ? Ton avis compte pour moi, t’es humain qu’a des idées. » Il gratifia Victor d’un sourire radieux et siliceux. « C’est un chouette nez, Roc, finit par répondre le jeune homme. Avec toi derrière, il peut faire du chemin. »
Roc se fendit à nouveau d’un grand sourire et s’octroya une autre lampée de soufre. Il retira un petit agitateur d’acier et en suça l’améthyste. « Tu crois vraiment… » commença-t-il avant de s’apercevoir de la petite place vide à côté de lui. Victor était parti.
« Moi, j’connais rien sur personne », dit le palefrenier en regardant par en dessous la masse menaçante de Détritus.
Planteur mâchouilla son cigare. Le voyage depuis Ankh avait été cahoteux, même dans sa nouvelle voiture, et il avait sauté le déjeuner. « Grand gars, un peu endormi, petite moustache, décrivit-il. Il bossait pour toi, non ? »
Le palefrenier renonça. « Il f’ra jamais un bon t’neur de chouaux, n’importe comment. S’laisse dépasser par le boulot. J’crois qu’il est allé se chercher quèque chose à manger. »
Assis dans la ruelle sombre, le dos contre le mur, Victor s’efforçait de réfléchir.
Il se souvint d’un jour où il était resté trop longtemps au soleil, quand il était gamin. La sensation qu’il en avait retirée ressemblait un peu à ça.
Il entendit un choc léger sur le sable tassé près de ses pieds.
On avait laissé tomber une casquette devant lui. Il la fixa des yeux.
Puis on se mit à jouer de l’harmonica. Pas très doué, le musicien. La plupart des notes étaient fausses, et les rares justes grinçaient. Une mélodie existait quelque part dans cette cacophonie, au même titre qu’il existe un peu de bœuf dans un moulin à steak haché.
Victor soupira, fouilla dans sa poche et en sortit deux sous. Il les lança dans la casquette.
« Ouais, ouais, fit-il. Très bien. Maintenant, tirez-vous. »
Il eut conscience d’une drôle d’odeur. Difficile de la définir, mais elle rappelait une très vieille carpette légèrement humide de chambre d’enfant.
Il leva la tête.
« Ouah ouah, putain d’merde », fit Gaspode le chien prodige.
La cantine de Borgle avait décidé ce soir-là de se lancer dans les salades. La région productrice de salades la plus proche se trouvait à cinquante longs kilomètres d’Olive-Oued.
« C’est quoi, ça ? » voulut savoir un troll en soulevant un bout flasque et marron.
Fruntkin, le chef des plats rapides hasarda une réponse. « Du céleri ? » dit-il. Il examina la chose de plus près. « Ouais, du céleri.
— C’est marron.
— ’rfaitement. ’rfaitement. Le céleri mûr, c’est marron, s’empressa d’expliquer Fruntkin. Ça prouve qu’il est mûr, ajouta-t-il.
— Devrait être vert.
— Nan. Confonds avec les tomates.
— Ouais, et c’est quoi, ce truc baveux ? » lança un homme dans la queue.
Fruntkin se redressa de toute sa taille. « Ça, répondit-il, c’est la mayonnaise. L’ai faite moi-même. À partir d’un livre, ajouta-t-il avec fierté.
— Ouais, sûrement, fit l’homme en tâtant d’un doigt prudent. Visiblement, l’huile, le vinaigre et les œufs manquaient à l’appel, hein ?
— Spécialité de la maison.
— D’accord. D’accord. Seulement, ça attaque ma laitue. »
Fruntkin, furieux, empoigna sa louche.
« Écoute… commença-t-il.
— Non, ça va, fit le consommateur en puissance. Les limaces ont formé un cercle de défense. »
Il y eut du remue-ménage du côté de la porte. Détritus le troll se frayait un passage à travers la clientèle, suivi de Planteur Je-m’tranche-la-gorge qui se pavanait.
Le troll repoussa la file d’attente d’un coup d’épaule et jeta un regard noir à Fruntkin.