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« M’sieur Planteur, il veut t’causer, déclara-t-il avant de tendre le bras par-dessus le comptoir, de soulever le nain par sa chemise raide de déchets alimentaires et de l’agiter sous le nez de la Gorge.

— Quelqu’un a vu Victor Tugelbend ? demanda la Gorge. Ou la fille, là, Ginger ? »

Fruntkin ouvrit la bouche pour jurer mais se ravisa.

« Le gars, il était là y a une demi-heure, couina-t-il. Ginger travaille ici le matin. J’sais pas où elle va après.

— Où qu’il est parti, le Victor ? » fit la Gorge. Il sortit une bourse de sa poche. Ça tintait à l’intérieur. Les yeux de Fruntkin pivotèrent vers elle comme des roulements à billes attirés par un gros aimant.

« J’sais pas, moi, m’sieur la Gorge. Il est ressorti quand il a vu qu’elle était pas là.

— D’accord, fit Planteur. Eh ben, si tu l’revois, dis-lui que je l’cherche et que j’vais en faire une étoile, compris ?

— Une étoile. Compris. »

La Gorge plongea la main dans sa bourse et ramena une pièce de dix piastres.

« Et j’veux commander le repas pour plus tard, ajouta-t-il.

— Repas. D’accord, chevrota Fruntkin.

— Bifteck et crevettes roses, je dirais. Avec un assortiment de légumes de saison dorés au soleil, et des fraises à la crème pour terminer. »

Fruntkin le regarda, l’œil fixe.

« Euh… » commença-t-il.

Détritus donna une tape au nain qui se balança d’avant en arrière.

« Et moi, fit le troll, j’vais prendre… euh… basalte bien érodé avec agglomérat grès fraîchement taillé. Compris ?

— Euh… Oui, répondit Fruntkin.

— Repose-le, Détritus. Il tient pas à rester les bras ballants, fit la Gorge. Et doucement. » Il fit des yeux le tour des figures, fascinées.

« Oubliez pas ça, reprit-il, je cherche Victor Tugelbend et j’vais en faire une étoile. Si vous l’voyez, faut lui dire. Oh, et mon bifteck, je l’veux saignant, Fruntkin. »

Il repartit à grands pas vers la porte.

Après son départ, les bavardages affluèrent à nouveau comme la marée.

« En faire une étoile ? Faire une étoile de quoi ? Et ça l’avancerait à quoi d’avoir une étoile ?

— J’savais pas qu’on pouvait faire des étoiles… Moi, j’les croyais comme qui dirait… voyez, collées au ciel…

— Je crois qu’il voulait dire faire de lui une étoile. De Victor lui-même. Le transformer en étoile.

— Comment on peut transformer quelqu’un en étoile ?

— Chaispas. J’imagine qu’on le comprime en une toute petite boule et qu’il explose en une masse d’hydrogène incandescent, non ?

— Bon sang !

— Ouais ! Ce troll, c’est une peau de vache, ou quoi ? »

Victor étudia prudemment le chien.

L’animal n’avait pas pu lui parler. C’était un effet de son imagination. Mais il avait déjà dit la même chose, la dernière fois, non ?

« Je me demande comment tu t’appelles ? fit Victor en lui tapotant la tête.

— Gaspode », répondit Gaspode.

La main de Victor se figea au milieu d’un ébouriffage.

« Deux sous, fit le chien d’un ton las. Le seul putain d’chien harmoniciste au monde. Deux sous. »

C’est sûrement le soleil, se dit Victor. Je n’ai pas mis de chapeau. Je vais me réveiller d’ici une minute dans des draps frais. « Tu n’as pas très bien joué, non plus. Je n’ai pas reconnu l’air, dit-il en se fendant d’un sourire affreux.

— Pas besoin de reconnaître ce putain d’air, répliqua Gaspode qui s’assit lourdement et se gratta énergiquement l’oreille d’une patte arrière. J’suis un chien. Logiquement, tu devrais tomber sur ton putain d’cul de m’voir tirer un putain d’son de ce putain d’engin. »

Comment faire ? songea Victor. Est-ce que je lui dis : Je te demande pardon, j’ai l’impression que tu par… Non, sans doute que non.

« Euh… » fit-il. Hé, tu es drôlement bavard pour un… Non.

« Les puces, expliqua Gaspode en changeant d’oreille et de patte. M’en font voir de toutes les couleurs.

— Oh là là.

— Et tous ces trolls. J’les supporte pas. Pas la bonne odeur. Des putain de cailloux ambulants. Si tu t’avises de les mordre, t’as plus qu’à cracher tes dents. C’est pas normal. »

À propos de ce qui est normal, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que…

« Putain de désert, ce coin », fit Gaspode.

Tu es un chien qui parle.

« J’suis sûr que tu te demandes, dit l’animal en posant une fois encore son regard pénétrant sur Victor, comment ça s’fait que je parle.

— M’était même pas venu à l’idée, répondit Victor.

— À moi non plus. Jusqu’à y a deux semaines. De toute ma vie, j’ai jamais sorti un putain de mot. J’travaillais pour un type, là-bas, dans la grande ville. J’faisais des tours, tout ça. J’tenais un ballon en équilibre sur mon nez. J’marchais sur mes pattes de derrière. J’sautais à travers un cerceau. Et après j’passais l’chapeau dans ma gueule. Tu vois, quoi. L’show-biz. Puis v’là une bonne femme qui me tape sur la tête et qui fait : “Hou, le mignon p’tit toutou, on a l’impression qu’il comprend tout ce qu’on raconte.” Alors moi, je m’dis “Ho ho, j’ai même plus besoin d’faire d’effort, m’dame”, et alors je m’rends compte que j’entends les mots et qu’ils me sortent de ma gueule à moi. Du coup, j’ai attrapé l’chapeau et j’ai filé à toutes pattes avant qu’ils réagissent.

— Pourquoi donc ? » demanda Victor.

Gaspode roula des yeux. « À ton avis, à quelle existence exactement peut s’attendre un authentique chien qui parle ? fit-il. J’aurais pas dû l’ouvrir, ma putain d’gueule.

— Mais tu me parles bien, à moi. »

L’animal jeta au jeune homme un regard par en dessous.

« Ouais, mais essaye de l’répéter, pour voir, dit-il. De toute façon, t’es réglo. Ton air trompe pas. Ça s’voit à un kilomètre.

— Qu’est-ce que tu veux dire, bons dieux ? fit Victor.

— T’as l’impression de pas être ton propre maître, hein ? T’as l’impression qu’autre chose réfléchit pour toi.

— Oh là là.

— Ça te donne un air traqué », dit Gaspode. Il ramassa la casquette dans sa gueule. « Deux sous, grommela-t-il. Enfin, c’est pas comme si j’avais moyen d’les dépenser, mais… deux sous. » Il haussa ses épaules canines.

« Qu’est-ce que tu entends par un air traqué ? demanda Victor.

— Vous avez tous cet air-là. Y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, comme qui dirait.

— Quel air ?

— L’air d’avoir répondu à un appel, mais sans savoir pourquoi. » Gaspode essaya de se gratter encore l’oreille. « T’ai vu jouer Cohen le Barbare, dit-il.

— Euh… T’en as pensé quoi ?

— À mon avis, tant que Cohen en entendra pas causer, tu devrais bien t’en sortir. »

« J’ai dit : il était ici y a combien de temps ? » brailla Planteur. Sur la scène minuscule, Rubis roucoulait une chanson d’une voix comme un bateau dans le pot au noir et le pétrin. « GrooOOowwonnogghrhhooOOo[6]… » « Vient juste de partir ! s’époumona Roc. J’essaye écouter la chanson, d’accord ? »

« … oowoowgrhhffrghooOOo[7]… »

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6

SOUS-TITRE: «Une vois engore, che suis amoureuse (littéralt. j’éprouve le sentiment délicieux que Chondrodite, le dieu troll de l’amour, m’a cogné sur la tête avec un caillou).» Note: Il ne faut pas confondre Chondrodite avec Gigalithe, le dieu qui inculque aux trolls la sagesse en leur cognant sur la tête avec un caillou, ni avec Silicareux, celui qui leur apporte la bonne fortune en leur cognant sur la tête avec un caillou, ni avec le héros traditionnel Monolithe qui, le premier, arracha aux dieux le secret des cailloux.

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7

SOUS-TITRE: «Bourguoi maintenant che broie de la gouleur noire?»