Planteur Je-m’tranche-la-gorge donna un coup de coude à Détritus qui s’asseyait pour se reposer les phalanges et regardait bouche bée le numéro.
L’existence du vieux troll avait jusqu’alors été simple : les gens le payaient pour qu’il tape sur d’autres gens.
À présent elle commençait à se compliquer. Rubis lui avait fait un clin d’œil.
Des émotions bizarres et inhabituelles se déchaînaient dans le cœur meurtri de Détritus.
« … groooOOOooohoofooOOoo[8]… » « Viens », lui ordonna sèchement la Gorge. Détritus se leva pesamment et lança un dernier regard de regret à la scène.
« … ooOOOgooOOmoo. OOhhhooo[9]. »
Rubis lui envoya un baiser. Détritus s’empourpra comme un grenat fraîchement taillé.
Gaspode entraîna Victor hors de la ruelle et lui fit traverser dans le noir le terrain sableux de buissons rabougris et d’herbe rare derrière la ville.
« Ce coin, il a quelque chose d’anormal, marmonna-t-il.
— Il est différent, c’est tout, répliqua le jeune homme. Qu’est-ce que tu entends par : anormal ? »
Gaspode parut sur le point de cracher.
« Tiens, moi, par exemple, fit-il en ignorant l’interruption. Un chien. Jamais rêvé d’ma vie, sauf de courses derrière des trucs. Et d’sexe, évidemment. Et tout d’un coup j’fais des rêves. En couleur. Ça m’a retourné les putain d’sangs. Jamais vu d’couleur avant, tu comprends ? Les chiens, ça voit en noir et blanc, j’pense que t’es au courant, toi qui lis beaucoup. Le rouge, ça t’file un drôle de choc, c’est moi qui te l’dis. Tu t’figures que ton déjeuner, c’est un os blanc avec des traces de gris dessus, et brusquement tu t’rends compte que depuis des années tu bouffes ce machin épouvantaffreux rouge et violet.
— Quel genre de rêves ? demanda Victor.
— C’est vachement gênant. Par exemple, le rêve où y a un pont, le courant l’emporte, et faut que j’fonce aboyer l’alerte, tu vois ? Ou alors, y a une maison en feu, et j’traîne les gosses dehors. Et celui où des gosses se sont perdus dans des grottes, alors j’les retrouve, je repars et j’leur ramène l’expédition de secours… Et les gosses, moi, j’les ai en horreur. J’ai l’impression depuis quelque temps que j’peux plus me poser la tête quelque part sans sauver ou délivrer des gens, déjouer les plans de voleurs, n’importe quoi. J’veux dire, j’ai sept ans, une sclérose des coussinets, des pellicules, des puces que c’en est une calamité… J’ai pas besoin de jouer les héros chaque fois que j’vais m’coucher.
— Bon sang. Ce que la vie peut être intéressante, tout de même, quand on la considère d’un autre point de vue… »
Gaspode leva au ciel des yeux jaunes croûteux.
« Euh… Où on va, là ? demanda Victor.
— On va voir quelques habitants d’Olive-Oued, répondit Gaspode. Parce qu’y s’passe un truc bizarre.
— Sur la colline ? Je ne savais pas qu’il y avait des gens sur la colline.
— C’est pas des gens », fit Gaspode.
Un petit feu de brindilles brûlait sur le flanc de la colline d’Olive-Oued. Victor l’avait allumé parce que… eh bien, parce que c’était rassurant. Parce que c’est ainsi que se conduisent les humains.
Il lui paraissait essentiel de se souvenir qu’il était humain, voire sain d’esprit.
Non parce qu’il parlait à un chien. On parle souvent aux chiens. Idem pour le chat. Voire pour le lapin. Mais c’était la conversation avec la souris et le canard qu’il trouvait plutôt insolite.
« Tu crois qu’on avait envie de parler, nous ? cracha le lapin. J’étais un lapin heureux de ma condition de lapin, et vlan, la seconde d’après, voilà que je me mets à penser. C’est un sérieux handicap pour un lapin en quête de bonheur, moi je te le dis. Tout ce qu’on demande, c’est de l’herbe et du sexe, pas des idées du style : À quoi bon tout ça quand on y réfléchit ?
— Ouais, mais toi, au moins, tu manges de l’herbe, fit observer Gaspode. L’herbe, au moins, ça ne te répond pas. La dernière chose dont on a envie quand on a faim, c’est un putain de cas de conscience dans sa gamelle.
— Tu crois avoir des chouchis, toi, intervint le chat comme s’il lisait dans l’esprit de Victor. Moi, j’en chuis réduit à manger du poichon. Tu pojes la patte chur ton déjeuner, et il ch’met à crier au checours, t’es bien avanché. »
Suivit un silence. Ils regardaient Victor. La souris aussi. Ainsi que le canard. Le canard avait l’air particulièrement agressif. Il avait dû entendre parler de la sauce à l’orange.
« Ouais. Tenez, nous, par exemple, fit la souris. Moi, je cavale, poursuivie par ça (elle désigna le chat dressé au-dessus d’elle) autour de la cuisine. Je fonce, je fonce, je couine, je panique. Brusquement, j’entends un grésillement dans ma tête, je vois une poêle à frire… Tu m’suis ? La seconde d’avant, j’savais pas ce qu’était une poêle à frire. Alors j’attrape la poignée, lui, là, il arrive au coin et bang. Lui, il titube sur ses pattes : « Qu’est-ce qui m’a tapé d’sus ? il fait.
— C’est moi », j’réponds. À ce moment-là, on pige tous les deux : on parle.
— On concheptualije », précisa le chat. Une bête noire à pattes blanches, aux oreilles comme des cibles pour fusil de chasse, et la tête couturée d’un matou qui a déjà pleinement vécu ses huit vies.
« Vas-y, continue, fit la souris.
— Dis-lui ce que vous avez fait après, demanda Gaspode.
— On est venus ichi, dit le chat.
— Depuis Ankh-Morpork ? s’étonna Victor.
— Ouais.
— Ça fait pas loin de cinquante kilomètres !
— Ouais, et tu peux m’croire, poursuivit le chat, ch’est pas fachile de faire du chtop quand on est un chat.
— Tu vois ? conclut Gaspode. Ça arrive tout le temps. Y en a de toutes sortes qui débarquent à Olive-Oued. Ils savent pas ce qu’ils viennent y faire, seulement que c’est important. Et ils se conduisent autrement que partout ailleurs dans le monde. J’ai bien regardé. Y s’passe quelque chose de pas normal. »
Le canard se mit à cancaner. On devinait des mots dans ses coin-coin, mais l’incompatibilité de son bec et de son larynx les estropiait tellement que Victor n’en comprit pas un seul.
Les animaux l’écoutèrent avec bienveillance.
« Quoi d’neuf, Caq’teur ? lança le lapin.
— Le canard dit, traduisit Gaspode, que c’est comme un machin migratoire. Exactement la même impression qu’une migration, qu’il dit.
— Ouais ? Moi, j’ai pas eu beaucoup de chemin à faire, les renseigna spontanément le lapin. On vivait de toute façon dans les dunes. » Il soupira. « Trois ans et quatre malheureux jours de bonheur », ajouta-t-il.
Une pensée vint soudain à Victor. « Alors, vous avez dû connaître le vieux de la plage ? demanda-t-il.
— Oh, lui. Ouais. Lui. Il montait tout le temps ici.
— Quel genre de type c’était ?
— Écoute, mon pote, il y a quatre jours j’avais un vocabulaire qui se limitait à deux verbes et un nom commun. À ton avis, qu’est-ce que je pouvais penser de lui ? Tout ce que j’sais, c’est qu’il nous embêtait pas. On se disait sans doute que c’était un rocher à pattes, un truc comme ça. »
Victor songea au livre dans sa poche. Allumer des feux et chanter. Quel genre d’individu s’amuse à ça ?