Gaspode haussa les épaules. « Vous pourriez vous les regarder l’un l’autre », suggéra-t-il.
Ils se tournèrent automatiquement pour se faire face.
Suivit un silence qui traîna en longueur. Gaspode en profita pour uriner bruyamment contre un piquet de tente.
« Hou-là ! finit par s’exclamer Victor.
— Les miens aussi ? demanda Ginger.
— Oui. Ça ne fait pas mal ?
— Vous devez bien le savoir.
— Alors, voilà, fit Gaspode. Et regardez donc Planteur la prochaine fois que vous l’verrez. Regardez-le bien, j’entends. »
Victor se frotta les yeux, lesquels commençaient à larmoyer. « C’est comme si Olive-Oued nous avait appelés, qu’il nous fait quelque chose, qu’il nous a… nous a…
— … marqués au fer, termina Ginger d’une voix amère. C’est ce qu’il nous a fait.
— C’est… euh… c’est plutôt séduisant, à vrai dire, fit galamment Victor. Ça donne un certain éclat au regard. »
Une ombre s’étendit sur le sable.
« Ah, vous êtes là », dit Planteur. Il leur entoura les épaules alors qu’ils se levaient et donna l’impression de les étreindre. « Vous, les jeunes, toujours à vous défiler ensemble, fit-il d’un air malicieux. C’est bien. C’est bien. Très romantique. Mais on a un clic à tourner, et j’ai des tas de gus qui glandouillent en vous attendant, alors finissons-en.
— Vous voyez ce que j’veux dire ? » marmonna tout bas Gaspode.
Quand on savait ce qu’on cherchait, on ne pouvait pas le manquer.
Au centre de chaque œil de Planteur brillait une toute petite étoile d’or.
Au cœur du vaste continent mystérieux de Klatch, l’atmosphère était lourde et gravide de la promesse de la mousson prochaine.
Des crapauds-buffles coassaient dans les joncs[14] au bord du fleuve brun alangui. Des crocodiles somnolaient sur les plages de vase.
La nature retenait son souffle.
Un roucoulement fusa du pigeonnier d’Azhural N’Choatif, marchand de bestiaux. Il cessa de sommeiller sous la véranda et s’en alla voir ce qui avait causé un tel remue-ménage.
Dans les vastes enclos derrière la cabane, quelques surlesgnous défraîchis, démarqués pour être vendus plus vite, qui bâillaient et ruminaient dans la chaleur, levèrent la tête avec inquiétude lorsque N’Choatif dévala les marches de la véranda d’un seul bond et fonça dans leur direction.
Il contourna les enclos des zèbres et mit le cap sur M’Bu, son assistant, qui curait tranquillement le parc des autruches.
« Combien… » Il s’arrêta et se mit à respirer bruyamment.
M’Bu, qui avait douze ans, lâcha sa pelle et le tapa violemment dans le dos.
« Combien… essaya-t-il à nouveau.
— Vous avez encore exagéré, patron ? fit M’Bu d’une voix soucieuse.
— Combien d’éléphants on a ?
— J’viens juste de les faire. On en a trois.
— T’es sûr ?
— Oui, patron, dit M’Bu d’un ton égal. C’est facile d’être sûr, avec des éléphants. »
Azhural s’accroupit dans la poussière rouge et se mit aussitôt à gribouiller des chiffres avec un bâton.
« Le vieux Muluccai doit bien en avoir une demi-douzaine, marmonna-t-il. Et Tazikel en a d’habitude une vingtaine, et ceux du delta ont généralement…
— Quelqu’un veut des éléphants, patron ?
— … quinze têtes, on m’a dit, et puis y en a tout un paquet au camp d’exploitation forestière qui ne devraient pas coûter cher, disons deux douzaines…
— Quelqu’un veut un tas d’éléphants, patron ?
— … a dit qu’un troupeau s’promène du côté de T’etse, ça devrait pas poser de problème, et puis y a toutes les vallées vers… »
M’Bu s’adossa à la barrière et attendit.
« Peut-être deux cents, à dix près, fit Azhural en jetant le bâton. On est loin du compte.
— À dix près, c’est pas possible, patron », objecta M’Bu d’un ton convaincu. Il savait que le comptage des éléphants, c’est un travail de précision. On peut hésiter sur le nombre de ses épouses, mais jamais sur celui des éléphants. On en a un, ou on n’en a pas.
« Notre agent de Klatch a reçu une commande pour… (Azhural déglutit) mille éléphants. Mille ! Tout de suite ! Paiement à la livraison ! »
Azhural laissa tomber le papier par terre. « Pour une ville du nom d’Ankh-Morpork », dit-il, découragé. Il soupira. « Ç’aurait été chouette. »
M’Bu se gratta la tête et fixa les nuages en forme de marteau qui se massaient au-dessus du mont F’tingi. Le veld aride ne tarderait pas à retentir du fracas des pluies.
Puis il baissa la main et ramassa le bâton.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Azhural.
— J’dessine une carte, patron », répondit le gamin.
Azhural secoua la tête. « Pas la peine, mon gars. Cinq mille kilomètres jusqu’à Ankh, à mon avis. Je me suis emballé. Trop de kilomètres, pas assez d’éléphants.
— On pourrait passer par les plaines, patron. Plein d’éléphants, dans les plaines. Envoyez des messagers en éclaireurs. On pourrait récupérer des tas d’autres éléphants en cours de route, pas de problème. Les plaines en sont carrément couvertes, de ces foutus éléphants.
— Non, faudrait faire le tour par la côte, rétorqua le marchand en traçant une longue ligne courbe dans le sable. Pour la simple raison qu’il y a la jungle, ici… (il tapa doucement sur le sol desséché) et ici. » Il tapa encore par terre et estourbit légèrement une sauterelle optimiste qui sortait de son trou en croyant avoir entendu tomber une première goutte de pluie. « Pas de routes dans la jungle. »
M’Bu prit le bâton et traça une ligne droite à travers la jungle.
« Quand les éléphants veulent aller quelque part, patron, ils ont pas besoin de routes. »
Azhural réfléchit à cette idée. Puis il reprit le bâton et traça une ligne en dents de scie de l’autre côté de la jungle.
« Mais là, y a les montagnes du Soleil, dit-il. Très hautes. Des ravins profonds dans tous les coins. Et pas de ponts. »
M’Bu s’empara une fois de plus du bâton, indiqua la jungle et sourit.
« Je sais où trouver plein de bois de construction premier choix tout frais déraciné, patron, dit-il.
— Ouais ? D’accord, mon gars, mais faut encore le transporter dans les montagnes.
— Y s’trouve que mille éléphants vachement costauds vont passer par là, patron. »
M’Bu sourit à nouveau. Les membres de sa tribu pratiquaient la taille des dents en pointe[15]. Il rendit le bâton.
La bouche d’Azhural s’ouvrit lentement.
« Par les sept lunes de Nasreem, souffla-t-il. On peut y arriver, tu sais. Y a seulement, oh, deux mille ou deux mille deux cents kilomètres en passant par là. Peut-être même moins. Ouais. On peut y arriver, sûrement.
— Oui, patron.
— T’sais, j’ai toujours voulu faire quelque chose d’important dans ma vie. Quelque chose de vrai. J’veux dire, une autruche par-ci, une girafe par-là… c’est pas le genre de truc qui reste dans les mémoires… » Il contempla l’horizon gris-violet. « On peut y arriver, non ?
— Sûr, patron.
— Carrément par les montagnes !
— Sûr, patron. »
Quand on regardait bien, on distinguait du blanc au-dessus du gris-violet.
« Drôlement hautes, ces montagnes, dit Azhural avec une ombre de doute dans la voix.
— Ça monte et ça descend, répliqua sentencieusement M’Bu.
15
Sans raison religieuse particulière. Par goût de l’effet qu’ils produisaient en souriant.