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Puis il s’était levé à cinq heures pour aller chasser le canard dans les marais de l’estuaire.

Et il était revenu en râlant parce qu’il n’y avait pas de bonnes rivières à truites à des kilomètres à la ronde. (On ne pouvait pas pêcher dans le fleuve Ankh ; déjà qu’il fallait sauter à pieds joints sur les hameçons pour les faire s’enfoncer.)

Et il avait commandé de la bière à son petit-déjeuner.

Et raconté des blagues.

D’un autre côté, se disait l’économe, au moins il n’intervenait pas dans la bonne marche de l’Université. Ridculle le Brun ne s’intéressait à aucune bonne marche que ce soit, en dehors peut-être de celles auxquelles il s’adonnait au milieu de ses limiers. Ce qu’on ne pouvait pas tirer à l’arc, qu’on ne pouvait ni chasser ni pêcher, ne présentait aucun intérêt pour lui.

De la bière au petit-déjeuner ! L’économe frissonna. Les mages n’étaient pas au mieux de leur forme avant midi, et le petit-déjeuner dans la grande salle restait un fragile instant de quiétude que seuls troublaient les toux, les déplacements feutrés des serviteurs et parfois un gémissement. Un individu qui réclamait à cor et à cri des rognons, du boudin et de la bière, c’était un phénomène nouveau.

Le seul que l’affreux bonhomme ne terrifiait pas, c’était le vieux Vindelle Pounze, cent trente ans, sourd comme un pot et, bien qu’expert en écritures thaumaturgiques anciennes, entièrement dépendant d’informations adéquates et d’un bon élan pour affronter le monde moderne. Il avait réussi à digérer le fait que le nouvel archichancelier serait un de ces dingues des haies et des petits zoziaux, il allait mettre une semaine ou deux à comprendre les changements survenus, et il se fendait en attendant d’une conversation polie et distinguée à partir du peu qu’il se rappelait des choses de la nature et assimilées.

Du genre :

« J’imagine que ça doit vous faire du… hmm… changement, hmm… de dormir dans un vrai lit plutôt qu’à la belle… hmm… étoile ? » Et : « Ces choses… hmm… là, ça s’appelle des couteaux et des fourchettes, hmm. » Et : « Ces… hmm… machins verts sur l’œuf brouillé, hmm… ça ne serait pas du persil, à votre avis ? »

Mais comme l’archichancelier ne prêtait guère d’attention aux propos échangés pendant qu’il mangeait et que Pounze ne s’apercevait jamais que l’autre ne lui répondait pas, ils faisaient plutôt bon ménage.

N’importe comment, l’économe avait d’autres soucis.

Les alchimistes, déjà. Impossible de faire confiance aux alchimistes. Des gens trop sérieux.

Boum.

Ce boum-là fut le dernier. Des jours entiers s’écoulèrent sans que de petites explosions les ponctuent. La ville retrouva son calme, commettant par là une erreur.

Ce que l’économe omit de prendre en compte, c’est qu’une absence d’explosions ne signifie pas qu’on a abandonné les expériences, quelles qu’elles soient. Ça signifie seulement qu’on les réussit.

Il était minuit. Le ressac grondait sur la plage et luisait, phosphorescent dans la nuit. Mais autour de l’antique colline, le fracas paraissait aussi sourd que s’il arrivait à travers plusieurs épaisseurs de velours.

Le trou dans le sable avait une taille respectable à présent.

Si on avait pu y coller l’oreille, on aurait cru entendre des applaudissements.

Il était toujours minuit. Une pleine lune planait au-dessus de la fumée et des exhalaisons d’Ankh-Morpork, bien contente que plusieurs milliers de kilomètres de ciel la séparent de tout ça.

Les locaux de la Guilde des Alchimistes étaient neufs. Ils étaient toujours neufs. Ils avaient été détruits par explosion et reconstruits quatre fois en deux ans, la dernière sans salle de démonstration, dans l’espoir que ce serait une mesure efficace.

Cette nuit-là, un certain nombre de silhouettes emmitouflées entrèrent furtivement dans le bâtiment. Quelques minutes plus tard, les lumières d’une fenêtre du dernier étage faiblirent et s’éteignirent.

Enfin, presque.

Il se passait quelque chose là-haut. Un étrange tremblotement lumineux emplit un bref instant la fenêtre. Des applaudissements spasmodiques s’élevèrent.

Suivit un bruit. Pas un boum, cette fois-ci, mais un curieux ronronnement mécanique, comme un chat satisfait au fond d’un tambour en fer-blanc.

Clic-clic-clic-clic… clic.

Il dura plusieurs minutes, sur fond d’acclamations. Puis une voix annonça :

« Zat’s hall folks ! C’est tout pour aujourd’hui. »

« C’est tout quoi pour aujourd’hui ? » demanda le Patricien le lendemain matin.

L’homme devant lui frissonna de peur.

« J’sais pas, Votre Seigneurie, dit-il. Ils m’ont pas laissé entrer. Ils m’ont fait attendre devant la porte, Votre Seigneurie. »

Il se tordait nerveusement les doigts. Le regard fixe du Patricien le clouait sur place. Un regard efficace, surtout pour pousser les gens à continuer de parler quand ils croyaient n’avoir plus rien à dire.

Seul le Patricien savait combien il disposait d’espions en ville. Celui-ci était domestique à la Guilde des Alchimistes. Il avait eu un jour la malchance de comparaître devant le Patricien sous l’accusation de lambinerie délictueuse et avait choisi de son propre chef de lui servir d’indicateur[3].

« C’est tout, Votre Seigneurie, gémit-il. Y avait juste ce cliquètement et cette espèce de lueur tremblotante sous la porte. Et… euh… ils ont dit qu’ici, la lumière du jour, elle était mauvaise.

— Mauvaise ? Comment ça ?

— Euh… J’sais pas, monsieur. Juste mauvaise, qu’ils ont dit. Faudrait aller ailleurs où elle est meilleure, qu’ils ont dit. Hum. Et après, ils m’ont dit d’aller leur chercher à manger. »

Le Patricien bâilla. Il trouvait d’un profond ennui les singeries des alchimistes.

« Vraiment, fit-il.

— Mais ils avaient déjà dîné un quart d’heure plus tôt, lâcha le domestique.

— Ce qu’ils faisaient ouvre peut-être l’appétit.

— Oui, et la cuisine était fermée pour la nuit, alors j’ai dû aller acheter une pleine boîte de saucisses dans des petits pains à Planteur la Gorge.

— Vraiment. » Le Patricien baissa les yeux sur la paperasserie de son bureau. « Merci. Vous pouvez disposer.

— Et vous savez quoi, Votre Seigneurie ? Ils ont aimé. Ils ont vraiment aimé ! »

Que les alchimistes aient fondé une guilde était étonnant. Les mages se montraient tout aussi peu coopératifs, mais ils avaient par nature le goût de la hiérarchie et de la compétition. Ils avaient besoin d’un système organisé. À quoi bon se retrouver mage de septième niveau si on n’en avait pas six autres en dessous à regarder de haut et un huitième auquel aspirer ? On avait besoin d’autres mages à mépriser et à détester.

Alors que les alchimistes étaient des solitaires qui travaillaient dans des officines obscures ou des caves à l’abri des regards afin de décrocher le gros lot : la pierre philosophale ou l’élixir de vie. C’étaient dans l’ensemble des individus maigres, atteints de conjonctivite, affublés de barbes qui tenaient davantage de la touffe de poils individuels regroupés pour une protection mutuelle, affichant pour la plupart l’expression vague, détachée de ce monde, que donne une exposition prolongée au mercure en ébullition.

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3

Sinon il choisissait de son propre chef de se faire jeter dans la fosse à scorpions.