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Il tira, histoire de voir, une ou deux fois sur la chaîne puis se coucha pour attendre la suite des événements.

Au bout d’un moment, une petite voix éraillée de l’autre côté de la palissade lança : « Je t’enverrais bien un os avec une lime dedans, seulement tu la boufferais. »

Lazzi dressa l’oreille.

« Bon chien, Lazzi ! Bon chien, Gaspode !

— Chhh ! Chhh ! Ils pourraient au moins t’laisser voir un avocat, dit Gaspode. L’enchaînement, c’est contraire aux droits de l’homme.

— Wouf !

— N’importe comment, j’leur ai fait payer. J’ai suivi l’plus mauvais jusque chez lui et j’ai pissé partout sur sa porte.

— Wouf ! »

Gaspode soupira et s’éloigna en se dandinant. Parfois il se demandait en son for intérieur si ce ne serait pas agréable d’appartenir à quelqu’un, après tout. Lui appartenir vraiment sans pour autant être sa propriété ni se faire enchaîner, si bien qu’on est content de le voir, qu’on lui apporte ses pantoufles dans la gueule, qu’on se languit à sa mort, etc.

Lazzi aimait bien ce genre de trucs, mais le verbe aimer convenait-il dans son cas ? Ça ressemblait davantage à une spécificité inscrite dans ses os. Gaspode se demanda tristement si c’était ça la vraie chiennerie, et un grondement lui monta du fond de la gorge. Non, sûrement pas, pour ce qu’il en savait. Parce que la vraie chiennerie n’avait que faire des pantoufles, des balades et des langueurs, Gaspode n’en doutait pas. La chiennerie, c’était affaire de dureté, d’indépendance et de méchanceté.

Ouais.

Gaspode avait entendu dire que tous les canidés pouvaient se croiser entre eux, même avec les loups originels, donc, tout au fond de lui, chaque chien était un loup. On pouvait faire un chien d’un loup, mais on ne pouvait pas enlever le loup du chien. Une idée réconfortante, quand la sclérose des coussinets se rappelait à son bon souvenir et que les puces s’excitaient sans retenue ni vergogne.

Il se demanda comment on s’y prenait pour s’accoupler avec un loup, et ce qui arrivait quand on s’arrêtait.

Bah, aucune importance. Une seule chose importait : les vrais chiens n’étaient pas fous de joie chaque fois qu’un homme leur lâchait deux ou trois mots.

Ouais.

Il gronda en direction d’un tas d’ordures et le défia de prétendre le contraire.

Une partie du tas bougea, et une tête féline, un cadavre de poisson dans la gueule, le regarda d’un air interrogateur. Gaspode allait lui aboyer dessus sans conviction, histoire de ne pas faillir à la tradition, lorsque la tête recracha le poisson et lui parla.

« Chalut, Gachpode. »

Gaspode se détendit. « Oh. Salut, le chat. Excuse-moi. J’savais pas que c’était toi.

— J’détechte cha, l’poichon, fit l’autre, mais au moins, cha te cauje pas. »

Une autre partie des ordures bougea, et la souris Couinette émergea.

« Qu’est-ce que vous fichez ici, en ville ? demanda Gaspode. J’croyais que d’après vous y avait moins de risque sur la colline.

— Plus maintenant, répondit le chat. Cha devient trop churnaturel. »

Gaspode plissa le front. « T’es un chat, fit-il d’un ton désapprobateur. Les chats, ils aiment bien ça, l’surnaturel.

— Ouais, mais pas quand ils che prennent des étinchelles dorées qui leur crépitent au bout des poils et que l’chol tremble à tout bout d’champ. Et qu’y a de drôles de voix qu’ont l’air de leur chortir d’la tête. Cha devient effrayant, là-haut.

— Alors, nous, on est descendus, dit Couinette. M’sieur Pan-pan et le canard se cachent dans les dunes… »

Un autre chat se laissa tomber de la palissade voisine. Un gros matou à poil roux qui n’avait pas hérité de l’intelligence d’Olive-Oued. Il écarquilla les yeux à la vue d’une souris apparemment à l’aise en présence d’un chat.

Couinette donna un coup de coude à la patte de son voisin. « Débarrasse-nous de lui », dit-elle.

Le chat lança un regard noir au nouvel arrivant. « Tire-toi, fit-il. Allez, dégage. Bons dieux, ch’est vachement humiliant, tout d’même.

— Pas qu’pour toi, répliqua Gaspode tandis que le matou s’en allait en secouant la tête. Si certains chiens d’ici me voient discuter avec un chat, mon image de marque va en prendre un drôle de coup.

— On ch’dijait, fit le chat en jetant de temps en temps un coup d’œil nerveux vers Couinette, qu’on devrait p’t-être laicher tomber et voir chi… voir chi… voir chi…

— Ce qu’il veut dire, c’est qu’il y aurait peut-être pour nous une place dans le cinéma, expliqua la souris. Qu’est-ce que t’en penses ?

— Un duo ? » fit Gaspode.

Ils opinèrent du museau.

« Aucune chance, dit-il. Qui va débourser pour voir des chats et des souris se courir après ? Même avec les chiens, tout c’qui intéresse les gens, c’est d’les voir lécher sans arrêt les bottes aux humains, alors ils voudront sûrement pas regarder un chat courser une souris. Vous pouvez m’croire. Je m’y connais en cinéma.

— Eh ben, il cherait grand temps que tes jumains règlent le problème pour qu’on rentre chez nous, cracha le chat. Il fait rien, ton gars.

— Il est nul, fit la souris.

— L’est amoureux, expliqua Gaspode. C’est pas simple.

— Ouais, je chais ch’que ch’est, compatit le chat. On te balanche des vieilles godaches et des machins.

— Des vieilles godasses ? s’étonna la souris.

— J’en ai rechu à chaque fois que j’ai été amoureux, répondit le chat avec nostalgie.

— C’est différent quand on est humain, dit Gaspode sans grande assurance. Y a moins de godasses et de seaux d’eau. Plutôt… euh… des fleurs, des disputes, des machins comme ça. »

Les animaux échangèrent des regards mornes.

« Je les ai observés, fit Couinette. Elle le trouve bête.

— Ça fait partie du jeu, ajouta Gaspode. Le jeu de l’amour, ils appellent ça. »

Le chat haussa les épaules. « Moi, ch’préfère encore une godache. On chait où on met les pieds, avec une godache. »

L’esprit clinquant d’Olive-Oued inondait le monde ; il ne s’agissait plus d’un filet d’eau mais d’une véritable marée. Olive-Oued bouillonnait dans les veines des gens et même des animaux. Quand les opérateurs tournaient leurs manivelles, Olive-Oued était là. Quand les charpentiers enfonçaient leurs pointes à coups de marteaux, ils les enfonçaient pour Olive-Oued. Olive-Oued vivait dans le ragoût de Borgle, dans le sable, dans l’atmosphère. Il se développait.

Planteur Je-m’tranche-la-gorge, ou J.M.T.L.G. comme il aimait se faire appeler, s’assit dans son lit et ouvrit les yeux tout grands dans le noir.

Dans sa tête, une ville était en flammes.

Il farfouilla en hâte à côté du lit pour trouver des allumettes, réussit à allumer la bougie et finit par repérer une plume.

Il n’y avait pas de papier. Il avait bien dit à tout le monde qu’il lui fallait du papier à côté de son lit, des fois qu’il se réveillerait avec une idée. Les meilleures idées, ça venait quand on dormait.

Au moins il avait une plume et de l’encre…

Des images lui défilèrent en fondu devant les yeux. Si tu ne les notes pas tout de suite, tu ne les reverras plus…

Il saisit la plume et se mit à griffonner sur les draps.