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N’allez pas croire que les alchimistes détestaient leurs confrères. Les trois quarts du temps, ils ne les remarquaient même pas, ou ils les prenaient pour des morses.

Aussi leur toute petite guilde méprisée n’avait-elle jamais aspiré au statut, disons, de celles des Voleurs, des Mendiants ou des Assassins, et se consacrait-elle plutôt à soutenir les veuves et les familles des collègues qui avaient traité un peu trop à la légère le cyanure de potassium, par exemple, ou distillé quelques champignons intéressants avant d’en boire le produit et de franchir le bord du toit pour jouer avec les fées. Il n’y avait pas tant que ça de veuves et d’orphelins, évidemment, car les alchimistes avaient du mal à entretenir des liens avec autrui suffisamment longtemps, et généralement, quand ils réussissaient à se marier, c’était dans la seule idée de s’attacher du personnel pour leur tenir les creusets.

En gros, l’unique talent que s’étaient découvert les alchimistes d’Ankh-Morpork, c’était la capacité de changer l’or en moins d’or.

Jusqu’à ce jour.

En ce jour ils vibraient de l’excitation nerveuse du citoyen qui vient de tomber sur une fortune inespérée en consultant son compte courant et ne sait pas s’il doit en parler à son banquier ou tout bonnement prendre l’oseille et se tirer.

« Les mages, ça va pas leur plaire, dit l’un d’eux, un type maigre et indécis du nom de Calmosse. Ils vont dire que c’est de la magie. La seule idée qu’on fasse de la magie sans être mage, ça les fout en rogne, vous le savez.

— Il n’y a aucune magie là-dedans, fit Thomas Gauledouin, le président de la guilde.

— Y a les diablotins.

— Pas de la magie, ça. Juste du surnaturel tout ce qu’il y a de classique.

— Ben, y a les salamandres.

— De l’histoire naturelle parfaitement normale. Rien de mal dans tout ça.

— Bon, d’accord. Mais ils vont dire que c’en est, de la magie. Vous savez comment ils sont. »

Les alchimistes hochèrent la tête d’un air sombre.

« Des réactionnaires, fit Sendivoge, le secrétaire de la guilde. Des thaumatocrates bouffis. Et les autres guildes pareil. Qu’est-ce qu’ils y connaissent, à la marche du progrès ? Qu’est-ce qu’ils en ont à faire ? Ils auraient pu réussir ce genre de truc depuis des années, mais est-ce qu’ils l’ont fait ? Pas eux ! Pensez qu’on peut rendre la vie des gens tellement… euh… mieux. Les possibilités sont immenses.

— Pédagogiques, dit Gauledouin.

— Historiques, renchérit Calmosse.

— Et bien sûr, il y a le spectacle », intervint Ducroc, le trésorier, un petit bonhomme nerveux. La plupart des alchimistes étaient nerveux, de toute façon, vu qu’ils ne savaient jamais comment le creuset de mixture bouillonnante sur lequel ils se livraient à des expériences allait réagir la seconde d’après.

« Ma foi, oui. Ça peut faire du spectacle, dit Gauledouin.

— Certains des grands drames historiques, reprit Ducroc. Imaginez la scène ! Vous rassemblez des acteurs, ils ne donnent qu’une seule représentation, et toute la population du Disque pourra la voir et la revoir autant qu’elle voudra ! Une grosse économie de cachets, entre nous, ajouta-t-il.

— Mais avec le souci du goût, dit Gauledouin. C’est à nous de veiller à ce qu’on ne fasse rien qui soit… (sa voix mourut) vous savez… indécent.

— Ils vont nous mettre des bâtons dans les roues, fit Calmosse d’un air sombre. Je les connais, les mages.

— J’y ai réfléchi, dit Gauledouin. La lumière d’ici est trop mauvaise, n’importe comment. Nous sommes tous d’accord là-dessus. Il nous faut un ciel clair. Et il nous faut aller loin. Je crois connaître le coin idéal.

— Vous savez, je n’arrive pas à y croire, fit Ducroc. Il y a un mois, ce n’était qu’une idée folle. Et maintenant ça marche ! C’est comme de la magie ! Mais sans en être, si vous voyez ce que je veux dire, s’empressa-t-il d’ajouter.

— Mieux qu’une illusion, une illusion réelle, dit Calmosse.

— Je ne sais pas si quelqu’un y a déjà pensé, dit Ducroc, mais ça pourrait nous rapporter de l’argent. Hum ?

— Mais ça n’est pas très important, fit Gauledouin.

— Non. Non, bien sûr que non », marmonna Ducroc. Il lança un coup d’œil aux autres.

« On le regarde encore ? proposa-t-il timidement. Ça ne me gêne pas de tourner la manivelle. Et, et… et ben, je sais que je n’ai pas beaucoup participé au projet, mais j’ai trouvé l’idée de… euh… ce machin. »

Il sortit un très grand sachet de la poche de sa robe et le laissa tomber sur la table. Il se renversa et quelques boules blanches floconneuses et difformes s’en échappèrent en roulant.

Les alchimistes les fixèrent des yeux.

« C’est quoi ? demanda Calmosse.

— Ben, répondit Ducroc, mal à l’aise, ce qu’il faut, c’est prendre du maïs ; on le verse, disons, dans un creuset numéro 3 avec un peu d’huile à friture, vous voyez, puis on le recouvre d’une assiette ou d’autre chose, et quand on chauffe… bang… enfin, pas un bang sérieux, et quand ça s’arrête de faire bang, on enlève l’assiette, et ça s’est métamorphosé en… euh… ces machins, là… » Il contempla les figures ahuries de ses collègues. « Ça se mange, marmonna-t-il comme pour s’excuser. Avec du beurre et du sel dessus, ç’a goût de beurre salé. »

Gauledouin avança une main tachée par les produits chimiques et choisit avec soin un morceau floconneux. Il le mâcha d’un air songeur.

« J’sais pas vraiment pourquoi j’ai fait ça, dit Ducroc en rougissant. J’ai eu comme une idée que ce serait bien. »

Gauledouin continuait de mâcher.

« Ç’a goût de carton, dit-il au bout d’un moment.

— Excusez-moi », fit Ducroc. Il entreprit de ramener de sa main en coupe le reste du tas dans le sac ; Gauledouin lui retint doucement le bras.

« Remarquez, dit-il en choisissant un autre morceau gonflé, ç’a quand même un je ne sais quoi, non ? Ça me paraît très bien. Comment vous avez dit que ça s’appelait ?

— Ç’a pas vraiment de nom, répondit Ducroc. Moi, j’appelle ça des grains sauteurs. »

Gauledouin en prit un autre. « C’est marrant, quand on a commencé d’en manger, on ne peut plus s’arrêter, fit-il. On en veut toujours plus, comme qui dirait. Des grains sauteurs ! D’accord. Bon… messieurs, allons tourner la manivelle encore une fois. »

Calmosse entreprit de rembobiner le film dans la lanterne non magique.

« Vous disiez que vous connaissiez un coin où on pourrait monter notre projet et où les mages ne viendraient pas nous embêter ? » demanda-t-il.

Gauledouin prit une poignée de grains sauteurs.

« C’est plus loin sur la côte, répondit-il. Un bon coin, au soleil, et personne n’y va jamais ces temps-ci. Rien d’autre là-bas qu’une vieille forêt battue par les vents, un temple et des dunes de sable.

— Un temple ? Ça les fout vraiment en rogne, les dieux, quand on… commença Ducroc.

— Écoutez, fit Gauledouin. La région est déserte depuis des siècles. Il n’y a rien là-bas. Pas d’habitants, pas de dieux, rien de rien. Que du soleil et du terrain à la pelle qui nous attendent.

C’est notre chance, les gars. On n’a pas le droit de faire de la magie, on n’arrive pas à faire de l’or, on n’arrive même pas à gagner notre vie… alors on va faire des images animées. On va faire l’histoire ! »

Les alchimistes se carrèrent sur leurs sièges, l’air plus joyeux.

« Ouais, fit Calmosse.

— Oh. D’accord, fit Ducroc.

— Aux images animées, fit Sendivoge en levant une poignée de grains sauteurs. Comment vous avez entendu parler de ce coin ?