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Elle avançait plutôt vite. La langue de Gaspode lui pendait hors de la gueule tandis qu’il s’évertuait à ne pas se laisser distancer. La tête lui faisait mal.

Il risqua quelques coups d’œil en coin pour s’assurer qu’aucun autre chien ne l’observait. Dans le cas contraire, se dit-il, il pourrait prétendre qu’il courait après la jeune femme. Ce qui était d’ailleurs la vérité. Ouais. L’ennui, c’est qu’il n’avait jamais eu beaucoup de souffle, et il peinait pour maintenir l’allure. Elle pourrait avoir la décence de ralentir un brin.

Ginger se mit à gravir les premières pentes de la colline.

Gaspode songea aboyer fort, et si jamais on lui faisait des remarques là-dessus par la suite, il pourrait toujours dire qu’il voulait lui faire peur. L’ennui, c’est qu’il lui restait tout juste assez de souffle pour un sifflement menaçant.

Ginger franchit le sommet d’une éminence et descendit dans la petite dépression au milieu des arbres.

Gaspode la suivit en vacillant, se redressa, ouvrit la gueule pour gémir une mise en garde et faillit avaler sa langue.

La porte s’était ouverte de plusieurs centimètres. D’autres grains de sable dévalèrent même le tas sous les yeux du chien.

Et il eut l’impression d’entendre des voix. Elles n’avaient pas l’air de prononcer des mots mais des squelettes de mots, du sens dépourvu de fausse apparence. Elles bourdonnèrent autour de sa tête ronde comme des moustiques quémandeurs, qui le sollicitaient, le cajolaient et…

… il était le chien le plus célèbre du monde. Les poils de sa robe se démêlaient, les plaques de peau à nu se couvraient de boucles soyeuses, son pelage poussait sur sa carcasse soudain souple et le tartre de ses dents se dissolvait. Des assiettes lui apparaissaient sous le museau, pleines, non pas des mystérieux organes multicolores qu’on s’attendait à le voir manger, mais de biftecks rouge sombre. Il avait droit à de l’eau pure, non, à de la bière dans un bol à son nom. Des effluves appétissants lui laissaient entendre qu’un certain nombre de congénères femelles seraient ravies de faire sa connaissance une fois qu’il aurait bu et mangé. Des milliers de gens le trouvaient merveilleux. Il portait un collier gravé à son nom, et…

Non, doucement. Pas un collier. Le prochain coup, ce sera un jouet qui couine si on cède pour le collier.

L’image s’effondra en vrac, puis…

…la meute bondissait parmi les arbres sombres couverts de neige, en rang derrière lui, masse de gueules rouges béantes, de pattes dévorant la route. Les humains qui fuyaient en traîneau n’avaient aucune chance, l’un d’eux fut éjecté lorsqu’un patin rebondit sur une branche et se mit à hurler, étendu sur la chaussée, tandis que Gaspode et les loups se jetaient…

Non, un moment, songea-t-il piteusement. On ne dévore pas vraiment les humains. Ils portent sur le système, les dieux le savent, mais on ne peut pas vraiment les dévorer.

Un méli-mélo d’instincts menaça de court-circuiter son cerveau canin schizophrénique.

Les voix, dégoûtées, cessèrent leur assaut pour ne s’intéresser qu’à Ginger qui s’efforçait méthodiquement de déblayer davantage de sable.

Une des puces de Gaspode le mordit méchamment. Elle devait rêver qu’elle était la plus grosse puce du monde. La patte du chien se leva automatiquement pour gratter, et le sortilège s’évanouit.

Gaspode cligna des yeux.

« Nom des dieux », gémit-il.

Voilà ce qui arrive aux gens ! Je me demande quels rêves on lui fait voir, à elle ?

Ses poils se dressèrent sur son dos.

Pas besoin d’instincts animaux mystérieux, en la circonstance. Des instincts ordinaires, d’un modèle courant, suffisaient à l’horrifier. Quelque chose d’affreux attendait de l’autre côté de la porte.

Que Ginger essayait de faire sortir.

Il fallait qu’il la réveille.

La mordre n’était pas une très bonne idée. Ses dents laissaient à désirer, ces temps-ci. À son avis, aboyer ne vaudrait guère mieux. Il ne lui restait donc plus qu’une solution…

Le sable se dérobait de façon inquiétante sous ses pattes ; les grains se prenaient peut-être en rêve pour des rochers. Les arbres rabougris autour de la cuvette se paraient en imagination de ramures de séquoias. Même l’air qui circulait autour de la tête ronde de Gaspode se lovait paresseusement, quoique nul ne saurait dire de quoi rêve l’air.

Gaspode monta au trot jusqu’à Ginger et lui pressa sa truffe contre la jambe.

L’univers recèle maintes façons horribles de se faire réveiller, comme le vacarme de la populace qui enfonce la porte d’entrée, la sirène des voitures de pompiers ou la conscience soudaine qu’on est aujourd’hui ce lundi qui semblait merveilleusement lointain vendredi soir. Une truffe humide de chien n’est pas à franchement parler la pire du lot, mais elle suscite une horreur particulière que les experts en épouvante et les propriétaires de canidés finissent partout par reconnaître et redouter. C’est comme un petit morceau de foie à peine décongelé qui se presserait amoureusement contre vous.

Ginger cligna des yeux. La lueur mourut dans ses prunelles. Elle baissa la tête, son expression d’horreur vira à une surprise qui, à la vue de Gaspode levant sur elle un regard paillard, céda de nouveau le pas à une horreur plus banale.

« Salut », dit Gaspode d’un ton doucereux.

Elle recula, les mains tendues devant elle en manière de protection. Du sable lui coula entre les doigts. Elle le contempla en battant des paupières puis se retourna vers le chien.

« Dieux, c’est affreux, s’écria-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je fais ici ? » Ses mains volèrent vers sa bouche. « Oh, non, murmura-t-elle, pas encore ! »

Elle fixa l’animal un moment, lança un regard mauvais à la porte au-dessus d’elle, puis elle pivota, retroussa sa chemise de nuit et repartit en vitesse vers la ville dans les brumes du petit matin.

Gaspode la suivit à grand-peine, conscient du danger ambiant, s’efforçant désespérément de mettre le plus de distance possible entre la porte et lui.

Quelque chose d’horrible, là-dedans, songeait-il. Sûrement des bidules à tentacules qui vous arrachent la figure. Je veux dire, quand on tombe sur des portes mystérieuses dans des collines anciennes, ce qui en sort ne se réjouit pas de voir s’amener des casse-pieds, c’est évident. Des créatures maléfiques dont l’homme ne devrait rien savoir, et je connais un chien qui ne veut rien savoir de tout ça non plus. Pourquoi est-ce que Ginger n’a pas…

Il continua ainsi de grommeler en détalant vers la ville. Derrière lui, la porte bougea d’un cheveu.

Olive-Oued se réveilla bien avant Victor, et l’espace retentissait des coups de marteaux en provenance du Siècle de la Roussette. Des charretées de bois d’œuvre faisaient la queue pour franchir l’entrée en arcade. Un flot impétueux de plâtriers et de charpentiers ballotta et bouscula le jeune homme. À l’intérieur, une foule d’ouvriers cavalaient autour des silhouettes en pleine discussion de Gauledouin et de Planteur J.M.T.L.G.

Victor les rejoignit au moment où Gauledouin demandait d’un air étonné : « Toute la ville ?

— On peut laisser tomber les faubourgs, répondit Planteur. Mais j’veux tout l’centre. Le palais, l’université, les guildes… Comme une vraie ville, comprenez ? Faut qu’ça fasse réel ! »