— Mais de quoi tu parles ?
— Oh, de rien. De rien. »
Planteur leva la tête, avisa la figure de Victor tendue dans sa direction et lui fit signe. « Toi, mon gars ! Amène-toi ! J’ai un d’ces rôles pour toi, t’sais !
— Non, je ne sais pas, fit Victor qui se fraya un chemin à travers la cohue.
— Puisque j’te l’dis !
— Non, vous m’avez demandé si… commença Victor avant de renoncer.
— Et où elle est, mademoiselle Ginger, si j’peux m’permettre ? Encore en retard ?
— … fait sûrement la grasse matinée… grommela d’entre la forêt de jambes une voix maussade que tout le monde ignora,… ça doit drôlement vous mettre à plat, d’fricoter avec les forces occ…
— Sol, envoie-moi quelqu’un la chercher…
— Oui, mon oncle.
— … faut s’étonner de rien, huh, les gens qui aiment les chats sont capables de tout, on peut pas leur faire confiance…
— Et trouve-moi quelqu’un pour transcrire le lit.
— Oui, mon oncle.
— … mais tu crois qu’on m’écouterait ? Pas eux. Ah ça, si j’avais l’poil luisant et si j’cavalais partout en jappant, là, sûr qu’on m’écouterait… »
Planteur ouvrit la bouche pour parler, puis il fronça les sourcils et leva la main.
« D’où ça vient, ces marmonnements ? demanda-t-il.
— … leur sauverais sûrement leur monde, et normalement mézigue aurait droit qu’on lui élève une statue, mais non, oh non, pas vous, m’sieur Gaspode, vu qu’vous avez pas l’bon louque, alors… »
Les jérémiades cessèrent. La foule s’écarta en traînant les pieds et découvrit un petit chien gris aux pattes arquées qui leva des yeux impassibles sur Planteur. « Aboie ? » fit-il innocemment.
Les événements se succédaient toujours très vite à Olive-Oued, mais le chantier de Quand s’emporte le vent d’autan progressa à la vitesse d’une comète. On interrompit les autres tournages de la Roussette. Comme ceux de la plupart des films qui se réalisaient en ville, vu que Planteur engageait des acteurs et des opérateurs à deux fois le tarif que pouvaient payer les concurrents.
Et une espèce d’Ankh-Morpork émergea au milieu des dunes. Ç’aurait coûté moins cher, se plaignait Sol, de filmer en douce la vraie Ankh-Morpork, quitte à encourir la colère des mages, puis de refiler quelques piastres à un gus pour qu’il y balance une allumette.
Planteur n’était pas d’accord. « Et puis, déclara-t-il, ça ferait pas réel.
— Mais c’est la vraie Ankh-Morpork, mon oncle, protesta Sol. Elle fait forcément réel. Comment pourrait-elle ne pas faire réel ?
— Ankh-Morpork ne fait pas si authentique que ça, t’sais, dit Planteur d’un air songeur.
— Évidemment que si, elle fait authentique, merde ! cracha Sol dont les liens de parenté arrivaient au point de rupture. Elle est là ! C’est elle, vraiment elle ! On peut pas trouver plus authentique ! Impossible de faire mieux ! »
Planteur s’ôta le cigare de la bouche. « Non, répliqua-t-il. Tu verras. »
Ginger fit surface sur le coup de midi, la mine si pâle que même Planteur s’abstint de lui crier dessus. Elle n’arrêtait pas de lancer des regards noirs à Gaspode, lequel l’évitait autant que possible.
Planteur était quand même préoccupé. Dans son bureau, il expliquait l’Intrigue.
C’était au départ très simple, ça suivait le schéma habituel : un gars rencontre une fille, la fille rencontre un autre gars, le gars perd la fille, sauf que dans le cas présent ça se passait en pleine guerre civile…
Les origines de la guerre civile d’Ankh-Morpork (3 gruin 432, 20 h 32-4 gruin 432, 10 h 45) ont toujours fait l’objet de débats houleux entre historiens. Deux grandes théories s’affrontent : 1) Le peuple, lourdement imposé par un roi particulièrement idiot et désagréable, avait estimé que trop c’était trop et qu’il était temps d’abandonner le concept démodé de la monarchie – que remplaça, entre parenthèses, une succession de suzerains despotiques qui imposèrent tout aussi lourdement le peuple mais eurent au moins la décence de ne pas prétendre que les dieux leur en avaient donné le droit, ce qui soulagea un peu tout le monde ; ou 2) Au cours d’une partie de monsieur-l’oignon-l’andouille dans une taverne un joueur avait accusé un adversaire d’empalmer davantage d’as que d’habitude, les couteaux avaient alors jailli, puis un premier type avait abattu un banc sur la tête d’un second, un troisième en avait poignardé un quatrième, des flèches s’étaient mises à voler, un acrobate s’était balancé au lustre, une hache lancée au petit bonheur avait atteint un passant dans la rue, ensuite on avait appelé le Guet, un pyromane avait mis le feu au mastroquet, un costaud avait renversé un tas de gens avec une table, après quoi tout le monde s’était mis en rogne et jeté dans la bagarre.
Bref, une guerre civile avait éclaté, phase par où toute civilisation adulte se doit d’être passée[20]…
« J’vois ça comme ça, expliquait Planteur : y a une fille d’la haute qui vit toute seule dans une grande maison, bon, puis son p’tit ami s’en va s’battre pour les rebelles, voyez, alors elle rencontre l’autre type et y s’produit une alchimie entre eux…
— Ils explosent ? demanda Victor.
— Il veut dire qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre, répondit Ginger avec froideur.
— Quelque chose comme ça, approuva Planteur d’un signe de tête. Les regards qui s’croisent à travers une salle pleine de gens. Et elle qu’est toute seule au monde, avec ses serviteurs et… voyons… ouais, peut-être son chien…
— Ce sera Lazzi ? fit Ginger.
— Voilà. Et bien sûr elle va faire tout ce qu’elle peut pour garder la mine familiale, alors elle fricote plus ou moins avec les deux, les deux hommes, pas le chien, puis l’un des deux s’fait tuer à la guerre et l’autre la laisse tomber, mais ça va quand même parce qu’au fond elle est coriace. » Il se renversa sur son siège. « Qu’est-ce que vous en dites ? » lança-t-il.
Dans l’auditoire installé autour de la pièce, on échangea des regards gênés.
Suivit un silence agité.
« Ç’a l’air chouette, mon oncle, dit Sol qui avait eu son compte d’ennuis pour la journée.
— Techniquement pas facile du tout », dit Électro. Un chœur d’approbations soulagées monta du reste de l’équipe.
« Je ne sais pas », dit lentement Victor.
Tous les regards se tournèrent vers lui de la même façon que les spectateurs devant la fosse au lion fixent le premier condamné qu’on va propulser par la porte de fer.
« Je veux dire, poursuivit-il, c’est tout ? Ça n’a pas l’air… euh… très compliqué pour un film aussi long. Un homme et une femme qui tombent amoureux sur fond de guerre civile… Je ne vois pas là-dedans de quoi faire un film. »
Suivit un autre silence embarrassé. Deux voisins de Victor s’écartèrent de lui. Planteur ne le quittait pas des yeux.
Victor entendit sous sa chaise une petite voix à la limite de l’audible.
« … ah ça, évidemment, pour Lazzi y a toujours un rôle… Qu’esse qu’il a qu’j’ai pas, moi ? J’aimerais bien qu’on m’le… »
Planteur regardait toujours fixement Victor.
« T’as raison, dit-il enfin. T’as raison. Victor a raison. Pourquoi personne d’autre l’a remarqué ?
— C’est exactement ce que je m’disais, mon oncle, s’empressa d’affirmer Sol. Faut étoffer un peu tout ça. »
Planteur agita vaguement son cigare. « On trouvera des idées en cours de route, pas d’problème. Comme… comme… Qu’est-ce que vous dites d’une course de chars ? Ça plaît toujours, une course de chars. C’est passionnant. Est-ce qu’il va tomber ? Est-ce qu’une roue va s’détacher ? Ouais. Une course de chars.
20
Déjà, on bénéficie d’une meilleure excuse pour taper sur son frère que le prétexte habituel, à savoir: ce que sa femme a dit sur maman à l’enterrement de tatie Véra.