— J’ai… euh… lu quelques trucs sur la guerre civile, avança prudemment Sol, et je crois bien qu’on ne dit nulle part…
— Qu’y aurait pas eu des courses de chars, c’est ça ? » le coupa Planteur d’un ton mielleux où pointait le fil acéré d’une menace. Sol s’affaissa.
« Vu comme ça, mon oncle, fit-il, tu as raison.
— Et… poursuivit Planteur, l’air songeur et les yeux dans le vide, et si on essayait… un très gros requin ? » Même lui avait l’air surpris par sa propre suggestion.
Sol lança un regard plein d’espoir en direction de Victor.
« Je suis presque certain que les requins n’ont pas combattu dans la guerre civile, dit Victor.
— T’es sûr ?
— Je suis sûr qu’on l’aurait remarqué.
— Ils se seraient fait piétiner par les éléphants, marmonna Sol.
— Ouais, fit tristement Planteur. C’était juste une idée. J’sais pas pourquoi j’ai dit ça, en fait. »
Il resta un moment les yeux dans le vide puis secoua brusquement la tête.
Un requin, songea Victor. Nos petites pensées batifolent joyeusement comme des poissons rouges dans l’eau, mais soudain le flot s’écarte pour livrer passage à une grosse pensée façon requin venue d’ailleurs. Comme si quelqu’un pensait pour nous.
« Tu ne sais vraiment pas te tenir, dit Victor à Gaspode lorsqu’ils se retrouvèrent seuls. Je n’ai pas arrêté de t’entendre râler sous la chaise.
— J’sais p’t-être pas m’tenir, mais moi, au moins, j’soupire pas après une fille qui fait entrer dans l’monde d’horrib’créatures de la nuit, répliqua le chien.
— J’espère que non, fit Victor avant de demander : Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Aha ! V’là qu’il écoute, maint’nant ! Ta p’tite amie.
— Ce n’est pas ma petite amie !
— Ta soi-disant p’tite amie, rectifia Gaspode, elle sort toutes les nuits et elle essaye d’ouvrir la porte sur la colline. Elle a encore essayé la nuit dernière, après ton départ. Je l’ai vue. Je l’en ai empêchée, ajouta-t-il d’un ton de défi. J’attends pas qu’on m’remercie pour ça, ’videmment. Y a de l’horrib’ là-dedans, et elle veut l’faire sortir. Pas étonnant si elle se pointe tout l’temps en retard et fatiguée le matin, à force de passer ses nuits à creuser.
— Qu’est-ce qui te dit que c’est horrible ? demanda Victor d’une petite voix.
— J’vais t’expliquer. Si on a fourré quelque chose dans une caverne sous une colline derrière des balèzes de portes, c’est pas parce qu’on voulait qu’il en sorte tous les soirs pour faire la vaisselle, hein ? ’videmment, ajouta-t-il charitablement, j’dis pas qu’elle s’rend compte de ce qu’elle fait. Ça doit avoir une emprise sur sa p’tite cervelle fragile de femme amoureuse des chats et ça l’oblige à s’plier aux puissances du mal.
— Des fois, tu racontes des tas de conneries, fit Victor d’un ton peu convaincant, même à ses propres oreilles.
— T’as qu’à lui demander, alors, répliqua le chien avec suffisance.
— Je vais le faire !
— Voilà ! »
Je vais le faire, oui, mais comment, exactement ? songea Victor tandis qu’ils sortaient d’un pas lourd en plein soleil. Excusez-moi, mademoiselle, mon chien prétend que vous… Non. Dites, Ginger, il paraît que vous sortez la nuit et que… Non. Hé, Gigi, comment ça se fait que mon chien vous a vue… Non.
Peut-être devrait-il tout bonnement lancer une conversation et attendre qu’elle dévie naturellement sur les monstruosités de par-delà le néant.
Mais ça attendrait, parce qu’il se passait du vilain.
Et ce, à cause du troisième grand rôle de Quand s’emporte le vent d’autan. Victor était bien entendu le héros à la fois impétueux et dangereux, Ginger le seul choix possible pour le principal rôle féminin, mais le second rôle masculin – celui du type terne et dévoué – posait un problème.
Victor n’avait jamais vu personne taper du pied sous le coup de la colère. Il avait toujours cru qu’on ne trouvait ça que dans les livres. Mais c’est ce que faisait Ginger.
« Parce que j’aurais l’air d’une idiote, voilà pourquoi ! » disait-elle.
Sol, qui se faisait désormais l’impression d’un paratonnerre par une journée d’orage, agita frénétiquement la main.
« Mais il est idéal pour le rôle ! dit-il. Le personnage exige quelqu’un de solide…
— Solide ? Ah ça, oui ! Il est en pierre ! s’écria Ginger. On aura beau lui coller une cotte de mailles et une fausse moustache, il restera quand même un troll ! »
Roc, qui les surplombait tous deux de sa masse monolithique, se racla bruyamment la gorge. « Excusez-moi, fit-il, on va pas tomber dans discrimination ethnique, j’espère ? »
Ce fut au tour de Ginger d’agiter les mains. « J’aime bien les trolls, moi, dit-elle. En tant que trolls, quoi. Mais on ne peut pas sérieusement me demander de jouer une scène romantique avec une… une… une face de montagne.
— Hé, attendez, fit Roc dont la voix remonta comme un bras de lanceur de base-ball. Vous dites alors, y a pas de problème quand on montre les trolls cogner sur les gens avec gourdins, mais y en a quand on montre les trolls avec sentiments plus beaux comme les humains tout mous ?
— Elle ne dit pas ça du tout, intervint Sol au désespoir. Elle…
— Si vous me coupez, je saigne pas ?
— Non, répondit Sol, mais…
— Ouais, d’accord, mais je saignerais si j’avais sang. J’en mettrais partout.
— Et autre chose, fit un nain en donnant à Sol un coup de coude dans le genou. D’après le scénario, elle est propriétaire d’une mine pleine de nains heureux qui rigolent et qui chantent, c’est ça ?
— Oh, oui, répondit Sol qui mit de côté le problème du troll. Et alors ?
— Ça fait un peu cliché, non ? J’veux dire, ça fait un peu nains égalent mineurs. J’vois pas pourquoi faut nous enfermer tout le temps dans ce rôle-là.
— Mais la plupart des nains sont mineurs, se défendit Sol au désespoir.
— Ben, d’accord, mais ils sont pas heureux pour autant, répliqua un autre nain. Et ils chantent pas à tout bout de champ.
— C’est vrai, fit un troisième. Question de sécurité, voyez ? On risque de faire s’écrouler tout l’plafond, si on chante.
— En plus, y a pas une seule mine dans le secteur d’Ankh-Morpork, ajouta sans doute le premier nain, mais pour Sol tous les nains se ressemblaient. Tout le monde sait ça. C’est du terreau. On s’couvrirait de ridicule si les collègues nous voyaient extraire des pierres précieuses dans le secteur d’Ankh-Morpork.
— Moi, j’trouve pas j’ai face de montagne, grommela Roc qui mettait parfois un peu de temps à digérer les informations. Ravinée, peut-être. Mais pas montagneuse.
— D’ailleurs, dit un des nains, on voit pas pourquoi les humains héritent des grands rôles alors que nous, on se coltine que les tout p’tits. »
Sol lâcha le ricanement jovial du type dans une situation épineuse qui espère détendre un peu l’atmosphère par une blague.
« Ah, fit-il, ça, c’est parce que vous…
— Oui ? lancèrent les nains à l’unisson.
— Hum, fit Sol qui préféra changer de sujet au plus vite. Vous voyez, si j’ai bien compris, le truc c’est que Ginger ferait absolument n’importe quoi pour garder le manoir et la mine, et…