— J’espère qu’on va pouvoir reprendre le boulot, intervint Électro. Seulement, faut que j’nettoie les diablotins dans une heure.
— Oh, je vois, dit Roc. J’suis n’importe quoi, c’est ça ?
— Les mines, on les garde pas, fit un des nains. Ce sont les mines qui vous gardent. Tant qu’il y a des trésors à en retirer. Un principe essentiel dans la branche minière.
— Ben, peut-être que cette mine-là est épuisée, répliqua aussitôt Sol. De toute façon, elle…
— Eh ben, dans ce cas, on la garde pas, dit un autre nain du ton chaleureux de qui s’apprête à donner une longue explication. On l’abandonne, après l’avoir étayée, étançonnée partout où il faut, et on creuse un autre puits le long de la même veine…
— En tenant compte des ressauts de failles et des structures monoclinales, fit observer un autre nain.
— Évidemment, en tenant compte des ressauts de failles et des structures monoclinales, et après…
— Et du déplacement général de la croûte discale.
— D’accord, et après…
— À moins qu’on veuille juste haver et remblayer, bien entendu.
— Soit, mais…
— J’vois pas, commença Roc, en quoi ma figure est…
— LA FERME ! hurla Sol. La ferme, tout le monde ! LA FERME ! Le prochain qui l’ouvre ne travaillera plus jamais dans cette ville ! Compris ? C’est CLAIR ? Bon. » Il toussa et poursuivit d’une voix plus normale : « Parfait. Maintenant je veux qu’on se mette bien dans la tête qu’on tourne un film romantique, à couper le souffle et à tout casser, sur le combat d’une femme pour sauver la… (il consulta son écritoire et termina vaillamment) tout ce qu’elle aime dans un monde pris de folie, et j’veux plus qu’on revienne là-dessus. »
Un nain leva une main timide. « ’scusez-moi ?
— Oui ? fit Sol.
— Pourquoi est-ce que tous les films de monsieur Planteur se passent dans un monde pris de folie ? » demanda le nain.
Les yeux de Sol s’étrécirent. « Parce que monsieur Planteur, grogna-t-il, est très observateur. »
Planteur avait vu juste. La nouvelle ville, c’était l’ancienne distillée. Les ruelles étroites étaient plus étroites, les grands bâtiments plus grands. Les gargouilles plus effrayantes, les toits plus pointus. L’imposante tour de l’Art de l’Université de l’Invisible était ici encore plus haute et plus précairement imposante, bien que reproduite au quart de l’originale ; l’Université de l’Invisible, plus rococo, présentait davantage de contreforts ; le palais du Patricien davantage de piliers. Les charpentiers grouillaient sur un chantier qui, une fois terminé, ferait passer Ankh-Morpork pour une pâle copie d’elle-même, sauf que les bâtiments de la ville originale n’étaient généralement pas peints à même une toile tendue sur des madriers et qu’on ne les avait pas soigneusement aspergés de boue. Les bâtiments d’Ankh-Morpork n’avaient qu’à se salir tout seuls.
Cette Ankh-Morpork-là ressemblait beaucoup plus à Ankh-Morpork que la vraie.
On avait entraîné Ginger vers les tentes-vestiaires avant que Victor ait pu lui parler, puis le tournage avait démarré, et c’était trop tard.
Le Siècle de la Roussette (l’écriteau proclamait désormais, en lettres légèrement plus petites : Davantage d’étoiles que dans les deux[21]) professait qu’on devait tourner un film en moins de dix fois le temps qu’il fallait pour le regarder. Quand s’emporte le vent d’autan allait être différent. Il y avait des batailles. Il y avait des scènes de nuit, pour lesquelles les diablotins peignaient à toute allure à la lumière des torches. Les nains travaillaient joyeusement dans une mine unique en son genre dont on avait truffé les parois de plâtre de fausses pépites grosses comme des poulets. Sol tenait à ce qu’on voie leurs lèvres bouger, aussi braillaient-ils une version osée de la chanson Héhohého qui marchait plutôt fort au sein de la communauté naine d’Olive-Oued.
Sol savait peut-être comment toutes les scènes s’agençaient entre elles. Victor non. Il valait toujours mieux, avait-il appris, ne jamais essayer de suivre l’intrigue du film dans lequel on jouait, et de toute façon Sol ne se contentait pas de tourner de la fin au début, mais aussi des bords au milieu. Parfaitement déroutant, comme la vie réelle.
Quand il trouvait l’occasion de parler à Ginger, c’était sous les regards de deux opérateurs et de tous les autres acteurs de la distribution qui n’avaient rien à faire à ce moment-là.
« D’accord, vous tous, expliqua Sol. Ça, c’est la scène vers la fin, le face-à-face de Victor et Ginger après tout ce qu’ils ont enduré ensemble, et sur le carton il dit… (il fixa le grand rectangle noir qu’on lui passa) oui, il dit : Franchement, ma chère, je donnerais n’importe quoi pour une… côte… de porc… première… sauce… moutarde… de… chez… Harga… »
La voix de Sol ralentit et se tut. Lorsqu’il reprit sa respiration, on eut l’impression d’une baleine remontant à la surface.
« Qui a écrit ÇÀ ? »
Un des peintres leva prudemment la main.
« C’est m’sieur Planteur qui m’a dit », expliqua-t-il très vite.
Sol passa en revue le gros tas de cartons qui représentait les dialogues d’une bonne partie du film. Ses lèvres se serrèrent. Il fit un signe de tête à un des porteurs d’écritoires et lui lança : « Est-ce que vous pourriez foncer au bureau demander à mon oncle de faire un saut jusqu’ici, s’il a un moment ? »
Il tira un carton du tas et lut : « C’est vrai que la vieille mine me manque, mais quand je veux goûter de la vraie cuisine traditionnelle, je vais… toujours… à… l’Antre… à Côtes… de… Je vois. »
Il en prit un autre au hasard. « Ah. Je lis ici les dernières paroles d’un soldat royaliste blessé : Qu’est-ce que je ne donnerais pas, là, maintenant, pour la formule à une piastre A-gogo-jusqu’à-bobo de… l’Antre… à… Côtes… de Harga… Maman !
— J’trouve ça très émouvant, commenta Planteur derrière lui. Y aura pas un œil de sec dans la salle, tu verras.
— Mon oncle… » commença Sol.
Planteur leva les mains. « J’ai dit que j’trouverais un moyen pour l’argent, fit-il. Et en plus, Sham Harga nous fournit la viande pour la scène du barbecue.
— T’as dit que t’interviendrais pas dans le scénario !
— C’est pas de l’intervention, ça, répliqua tranquillement Planteur. J’vois pas comment on pourrait qualifier ça d’intervention. J’ai juste peaufiné par-ci par-là. C’est plutôt mieux, j’trouve. Et puis le Tout-ce-qu’on-peut-engloutir-pour-une-piastre de Harga est d’un rapport qualité-prix imbattable en ce moment.
— Mais le film se passe il y a des centaines d’années ! s’écria Sol.
— Be-en, j’imagine que quelqu’un pourrait dire : « Je m’demande si on mangera toujours aussi bien à l’Antre à Côtes de Harga dans quelques siècles… »
— C’est pas du cinéma, ça. C’est du vil commerce !
— J’espère bien. On est drôlement dans l’pétrin, sinon.
— Bon, écoute… » attaqua Sol d’un ton menaçant.
Ginger se tourna vers Victor.
« Est-ce qu’on peut aller causer quelque part ? lui souffla-t-elle. Sans votre chien, ajouta-t-elle de sa voix normale. Pas question de votre chien.
— Vous voulez me parler, à moi ? s’étonna le jeune homme.