Olive-Oued. Pour que le temps défile vite, il suffit de filmer les aiguilles de l’horloge en accéléré…
À l’Université de l’Invisible, le résographe enregistre déjà sept plocs à la minute.
Et vers la fin de l’après-midi, on mit le feu à Ankh-Morpork. La vraie ville avait brûlé plusieurs fois au cours de sa longue histoire – par vengeance, par négligence, par dépit, voire tout bonnement pour toucher l’assurance. La plupart des grands bâtiments de pierre qui lui donnaient son statut de cité, et non de ramassis de taudis entassés ensemble, y survécurent sans dommages, et une grande partie de la population[22] estimait qu’un bon incendie tous les siècles environ était essentiel à la santé de la ville car il permettait de limiter la croissance numérique des rats, cafards, puces et, bien entendu, des habitants pas assez riches pour vivre dans des maisons de pierre.
Le célèbre incendie de la guerre civile avait ceci de remarquable que les deux camps l’avaient allumé en même temps afin d’empêcher la cité de tomber entre les mains de l’ennemi.
Par ailleurs, à en croire les livres d’histoire, il n’avait guère impressionné. L’Ankh avait monté très haut cet été-là, et la plupart des quartiers étaient trop humides pour brûler.
Cette fois-ci, c’était beaucoup mieux.
Les flammes emplissaient le ciel. Tout brûlait, vu qu’on était à Olive-Oued et que la seule différence entre les bâtiments en pierre et ceux en bois, c’était ce qu’on avait peint sur la toile. L’Université de l’Invisible à deux dimensions brûlait. Le palais sans profondeur du Patricien brûlait. Même la tour de l’Art modèle réduit vomissait des flammes comme une chandelle romaine.
Planteur regardait la scène d’un air inquiet.
Au bout d’un moment, Sol demanda derrière lui : « Tu attends quelque chose, mon oncle ?
— Hmm ? Oh, non. J’espère qu’Électro se concentre sur la tour, c’est tout, répondit Planteur. Un monument symbolique très important.
— Ça, tu l’as dit. Très important. Tellement important, d’ailleurs, que j’ai envoyé quelques gars au sommet à l’heure du déjeuner pour vérifier que tout allait bien.
— Ah bon ? fit Planteur d’un air coupable.
— Oui. Et tu sais ce qu’ils ont découvert ? Ils ont découvert qu’on avait cloué des feux d’artifice à l’extérieur. Des tas et des tas de feux d’artifice, sur des fusées. Heureusement qu’ils sont tombés dessus, parce que si tout ça avait éclaté, la prise aurait été fichue et on n’aurait jamais pu la recommencer. Et tu sais quoi ? ajouta Sol. D’après eux, les feux d’artifice devaient former des mots.
— Quels mots ?
— M’est pas venu à l’idée de leur demander. Pas venu à l’idée. »
Il se fourra les mains dans les poches et se mit à siffloter tout bas. Au bout d’un moment, il jeta un coup d’œil en coin à Planteur.
« “La crème des côtelettes de la ville”, marmonna-t-il. Ça alors ! »
Planteur eut l’air de faire la tête. « Ç’aurait bien fait rire, en tout cas, dit-il.
— Écoute, mon oncle, ça n’peut plus durer, fit Sol. Plus question de ces idioties publicitaires, vu ?
— Oh, d’accord.
— Sûr ? »
Planteur hocha la tête. « J’ai dit d’accord, non ?
— Ça m’suffit pas, mon oncle.
— Je promets solennellement de plus toucher au clic, dit Planteur avec gravité. J’suis ton oncle. J’suis ta famille. Ça t’suffit comme ça ?
— Ben… D’accord. »
Lorsque l’incendie se calma, on ratissa une partie des cendres pour un barbecue à la belle étoile à la fête de fin de tournage.
La housse en velours de la nuit recouvre Olive-Oued, cage de perroquets, et par de telles nuits chaudes nombre de gens vaquent à leurs affaires personnelles.
Un jeune couple qui se promenait main dans la main dans les dunes manqua s’évanouir de trouille lorsqu’un troll gigantesque bondit de derrière un rocher en criant : « Aaaargh ! »
« Vous ai fait trouille, hein ? » fit Détritus avec espoir.
Les deux jeunes gens opinèrent, livides.
« Eh ben, ça me rassure », dit le troll. Il leur tapota la tête, ce qui leur enfonça un peu plus les pieds dans le sable. « Merci beaucoup. Merci mille fois. Passez bonne nuit », ajouta-t-il tristement.
Il les regarda s’éloigner, toujours main dans la main, puis éclata en sanglots.
Dans la cabane des opérateurs, Planteur J.M.T.L.G., lui, regardait, debout et l’air songeur, Électro coller les séquences de la journée. L’opérateur se sentait très honoré ; monsieur Planteur n’avait jusqu’à présent jamais manifesté le moindre intérêt pour les techniques concrètes de la manipulation des pellicules. Ce qui expliquait sans doute pourquoi lui-même se montrait un peu plus prodigue que d’ordinaire des secrets de la guilde transmis horizontalement d’une génération à la même.
« Pourquoi elles sont toutes pareilles, les p’tites images ? demandait Planteur alors que l’opérateur rembobinait le film. C’est jeter l’argent par les fenêtres, moi j’trouve.
— Elles sont pas vraiment pareilles, répondit Électro. Chacune est un poil différente, voyez ? L’œil des gens reçoit très vite une succession d’images légèrement modifiées, alors il s’imagine voir quelque chose qui bouge. »
Planteur s’ôta le cigare de la bouche. « Tu veux dire que tout ça, c’est de l’illusion ? s’étonna-t-il.
— Ouais, tout juste. » L’opérateur gloussa et tendit la main vers le pot de colle.
Planteur le regarda, fasciné.
« Moi, j’croyais que c’était une espèce de magie, dit-il, un brin déçu. Et voilà que tu m’apprends que c’est rien qu’un grand jeu de cache-cache ?
— Plus ou moins. Voyez, on a pas l’temps de voir vraiment chacune des images. On en voit plein d’un coup, voyez ce que j’veux dire ?
— Ben, tous ces verbes voir m’en ont mis plein la vue, j’suis un peu perdu.
— Chaque image ajoute un p’tit quelque chose à l’effet d’ensemble. On les voit pas – ’scusez-moi – une à une, on voit que l’effet dû au passage à toute vitesse d’une succession d’images.
— Ah bon ? Très intéressant, ça, fit Planteur. Oui, très intéressant. » D’une pichenette, il expédia la cendre de son cigare vers les démons. L’un d’eux l’attrapa et la mangea.
« Alors, qu’est-ce qui s’passerait, fit-il lentement, si, disons, une seule image dans tout l’clic était différente ?
— C’est marrant que vous m’demandiez ça, répondit Électro. C’est arrivé l’autre jour, quand on rafistolait Drame de troll. Un des apprentis avait intercalé une image, une seule, de la Ruée vers l’ore, et toute la matinée on a pas arrêté de penser à de l’or sans savoir pourquoi. Comme si ça nous était venu au cerveau sans que nos yeux l’voient. Évidemment, j’ai flanqué une dérouillée au gamin une fois qu’on a eu repéré l’image, mais on serait jamais tombés dessus si j’avais pas passé l’clic lentement en revue. »
Il reprit le pinceau de colle, coupa au carré quelques bandes de film et les assembla. Au bout d’un moment, il prit conscience du silence dans son dos.
« Ça va, m’sieur Planteur ? demanda-t-il.
— Hmm ? Oh. » Planteur était plongé dans ses pensées. « Une seule image a fait cet effet-là ?
— Oh, oui. Z’allez bien, m’sieur Planteur ?
— Je m’suis jamais senti mieux, mon gars, répondit Planteur. Jamais senti mieux. »
Il se frotta les mains. « Toi et moi, on va avoir une petite conversation, d’homme à homme, reprit-il. Parce que, tu sais… (il posa une main amicale sur l’épaule d’Électro) j’ai l’impression que ça pourrait être ton jour de chance. »