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Dans une autre ruelle, Gaspode marmonnait tout seul, assis sur son derrière.

« Huh. Reste ici, il m’a dit. V’là qu’il me donne des ordres. Sa p’tite amie, comme ça, elle aura pas besoin d’endurer dans sa piaule un chien qui pue. Et me v’là, le meilleur ami de l’homme, assis dehors sous la pluie. D’accord, il pleut pas. Oui, peut-être qu’il pleut pas, mais s’il pleuvait, je serais maintenant trempé comme une soupe. Ça serait bien fait pour lui si j’décidais de m’tirer. Rien m’en empêche, d’ailleurs. Personne se figure que j’suis assis là parce qu’il me l’a dit, j’espère. J’voudrais bien voir ça, qu’un humain m’donne des ordres. J’suis assis là parce que je l’veux bien. Ouais. »

Puis il gémit un peu et se traîna jusque dans un coin d’ombre où il risquait moins de se faire repérer.

Dans la chambre au-dessus, Victor était debout tourné contre le mur. Une posture humiliante. Déjà qu’il s’était cogné dans une madame Cosmopilite à la face hilare en montant l’escalier. Elle lui avait lancé un grand sourire et un drôle de coup de coude appuyé que les gentilles petites vieilles, il en était sûr, ne devaient pas connaître.

Il entendait dans son dos des cliquetis et de temps en temps des bruissements tandis que Ginger se préparait à se coucher.

« Elle est vraiment très gentille. Elle m’a dit hier qu’elle a eu quatre maris, le renseigna Ginger.

— Qu’est-ce qu’elle a fait des squelettes ? demanda Victor.

— Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, dit Ginger en reniflant. Bon, vous pouvez vous retourner, maintenant. Je suis au lit. »

Victor se détendit et se retourna. Ginger avait remonté les couvertures jusque sous son menton et les y maintenait comme une garnison assiégée protège ses barricades.

« Faut me promettre, dit-elle, que s’il arrive quelque chose, vous ne profiterez pas de la situation. »

Victor soupira. « Je le promets.

— C’est juste que je dois penser à ma carrière, vous voyez.

— Oui, je vois. »

Victor s’assit près de la lampe et sortit le livre de sa poche.

« Je ne cherche pas à me montrer ingrate, ni rien », poursuivit Ginger.

Victor feuilleta les pages jaunies, à la recherche du passage sur le coin près de la plage où il était allé. Une foule de gens avaient passé leur vie près de la colline d’Olive-Oued, dans le seul but apparent de garder un feu allumé et de chanter trois fois par jour. Pourquoi ? Qui était le Gardien de la Porte ?

« Qu’est-ce que vous lisez ? demanda Ginger au bout d’un moment.

— Un vieux bouquin que j’ai trouvé, répondit sèchement Victor. Il traite d’Olive-Oued.

— Oh.

— Moi, à votre place, je dormirais », dit-il en se déhanchant pour mieux déchiffrer l’écriture en pattes de mouche à la lumière de la lampe.

Il entendit la jeune femme bâiller.

« Est-ce que j’ai fini de vous raconter mon rêve ? demanda-t-elle.

— Je ne crois pas, répondit Victor d’un ton qu’il espéra poli et dissuasif à la fois.

— Ça commence toujours par une montagne…

— Écoutez, vraiment, vous ne devriez pas parler…

— … avec des étoiles tout autour, vous savez, dans le ciel, puis l’une d’elles descend, et ce n’est pas une étoile, c’est une femme qui brandit une torche au-dessus de la tête… »

Victor revint lentement à la couverture du livre.

« Oui ? fit-il d’une petite voix.

— Et elle n’arrête pas de me dire des trucs, des trucs que je n’entends pas, elle me demande de réveiller quelque chose, ensuite il y a plein de lumières et j’entends un rugissement, comme un lion ou un tigre, une bête comme ça, vous voyez ? Et après, je me réveille. »

Le doigt de Victor suivit paresseusement le contour de la montagne sous les étoiles.

« C’est sûrement juste un rêve, dit-il. Ça ne veut sans doute rien dire. »

Évidemment, la colline d’Olive-Oued n’était pas pointue. Mais peut-être l’était-elle autrefois, à l’époque où une cité se dressait là où il n’y avait aujourd’hui qu’une baie. Bon sang. Quelque chose avait dû drôlement en vouloir à tout ce qui se trouvait dans les parages.

« Vous ne vous rappelez rien d’autre de ce rêve, par hasard ? » demanda-t-il avec une désinvolture feinte.

Il n’obtint pas de réponse. Il s’approcha sans bruit du lit.

Ginger dormait.

Il regagna sa chaise, laquelle promettait de devenir affreusement inconfortable d’ici une demi-heure, puis éteignit la lampe.

Quelque chose sur la colline. Le danger était là.

Il y avait un danger plus immédiat : lui aussi allait s’endormir.

Assis dans le noir, il se faisait de la bile. Comment réveille-t-on les somnambules, au fait ? Il se souvint vaguement qu’on disait la manœuvre risquée. On racontait des histoires de gens qui rêvaient qu’on les exécutait, et lorsqu’on les avait touchés à l’épaule pour les réveiller, leur tête était tombée toute seule. Comment on arrivait à savoir à quoi rêvait un mort à l’instant du trépas, nul ne l’avait révélé. Peut-être le fantôme revenait-il après coup se plaindre, debout au pied du lit.

La chaise laissa échapper un grincement alarmant lorsqu’il changea de position. Peut-être que s’il tendait une jambe, comme ça, il pourrait la poser sur le bout du lit, de telle façon que même s’il s’endormait, elle ne pourrait pas se lever sans le réveiller.

Marrant, ça. Des semaines durant, il avait passé son temps à la saisir prestement dans ses bras, à la défendre bravement contre le monstre de service qu’incarnait Momo, à l’embrasser et à s’en repartir le plus souvent à cheval dans le soleil couchant vers une existence à jamais heureuse voire extatique. Assurément, aucun spectateur d’un de ces clics ne pourrait croire qu’il passait la nuit dans la chambre de la jeune femme assis sur une chaise tout en échardes. Même lui avait du mal à le croire, et pourtant… On ne voyait jamais des choses pareilles dans les clics. Les clics, c’était de la « passion dans un monsde pris de follye ». Dans un clic, il ne serait certainement pas assis dans le noir sur une chaise aussi dure. Il serait… eh bien, il ne serait certainement pas assis dans le noir sur une chaise aussi dure, ça, c’est sûr.

L’économe verrouilla la porte de son cabinet derrière lui. Bien obligé. Pour l’archichancelier, frapper aux portes, c’était bon pour les autres.

Au moins, l’affreux bonhomme avait apparemment perdu tout intérêt pour le résographe, si c’était bien le nom que lui avait donné Riktor. L’économe avait passé une journée épouvantable, faisant de son mieux pour diriger les affaires de l’Université tout en sachant le document caché dans sa chambre.

Il le sortit de sous le tapis, augmenta la puissance de la lampe et se mit à lire.

Il était le premier à reconnaître qu’il ne valait pas grand-chose en mécanique. Il passa rapidement sur les pivots, les balanciers d’octefer et l’air comprimé dans les soufflets.

Il se rendit à nouveau tout droit au paragraphe qui disait : Et alors, si des perturbations dans le tissu de la réalité génèrent des ondes qui se propagent depuis l’épicentre, le balancier s’inclinera, comprimera l’air dans le soufflet approprié et fera lâcher à l’éléphant le plus proche de l’épicentre un petit plomb dans une coupelle. Ainsi peut-on évaluer la direction…

… vroumm… vroumm…