Il venait soudain de comprendre qu’il lui faudrait parler.
Et en public.
Des années durant on cache soigneusement aux gens ses capacités vocales et un beau jour, vlan, on se retrouve mis à contribution et dans la nécessité de parler. Sinon, le petit Victor et la Chatte, on les condamne à moisir éternellement dans leur trou. Le jeune Lazzi allait le lâcher devant quelqu’un et attendre, et lui, faudrait qu’il explique. Ensuite, il passerait jusqu’à la fin de ses jours pour une espèce de monstre.
Lazzi remonta la rue au petit trot et franchit le portail noirci de fumée du Lias Bleu archibondé. Il se fraya un chemin dans un dédale de jambes comme des troncs d’arbres, gagna le bar, aboya sèchement et laissa tomber Gaspode par terre.
Il attendit.
Le bourdonnement des conversations s’arrêta.
« Mais c’est Lazzi, fit un troll. Qu’est-ce il veut ? »
Gaspode tituba jusqu’au troll le plus proche et tirailla poliment sur un bout qui pendait d’une cotte de mailles rouillée.
« ’scusez-moi, dit-il.
— Lui chien vachement intelligent, dit un autre troll en chassant Gaspode d’un coup de pied nonchalant. Je vu lui dans un film hier. Fait le mort et compte jusqu’à cinq.
— Deux de plus que toi, alors. »
La repartie déclencha une avalanche de rires[23].
« Non, la ferme, fit le premier troll. Je pense lui cherche dire quelque chose à nous.
— ’scusez-moi…
— Suffit regarder comment lui sauter et aboyer.
— C’est vrai. Je vu lui dans le film montrer aux gens où trouver des enfants perdus dans des cavernes.
— … ’scusez-moi… »
Le front d’un troll se plissa. « Pour les manger, tu veux dire ?
— Non, pour les sortir.
— Quoi ? Pour genre barbecue ?
— … ’scusez-moi… »
Un autre pied s’écrasa sur le côté de la tête ronde de Gaspode.
« Peut-être lui trouvé d’autres. Regardez comment lui court vers la porte et revient. Ça, chien drôlement intelligent.
— Pourrait aller voir, proposa le premier troll.
— Bonne idée. On dirait je pas pris de collation depuis une éternité.
— Écoute, tu pas le droit de manger des gens à Olive-Oued. Ça fait mauvaise réputation ! Et la Ligue silicium antidiffamation te tomber sur le caillou comme tonne de machins rectangulaires pour le bâtiment.
— Ouais, mais peut-être une récompense ou quelque chose.
— … ’SCUSEZ-MOI…
— C’est ça ! Et aussi, grosse promotion de l’image du troll vise à vise du public si on trouve enfants perdus.
— Et même si on trouve pas, on peut manger le chien, hein ? »
Le bar se vida. Il ne resta plus que les nuages de fumée habituels, des chaudrons de boisson troll en fusion, Rubis qui grattait paresseusement la lave solidifiée sur les chopes, et un petit chien abattu et mangé aux mites.
Le petit chien abattu et mangé aux mites réfléchissait dur sur la différence entre donner l’image d’un chien prodige et en être tout bonnement un.
« Merde », lâcha-t-il.
Victor se rappelait qu’il avait peur des tigres quand il était petit. On avait beau lui faire remarquer que le tigre le plus proche se trouvait à cinq mille kilomètres, il demandait : « Est-ce qu’il y a une mer entre le pays où ils vivent et nous ? » Et on lui répondait : « Ben, non, mais… » À quoi il répliquait : « Alors c’est juste une question de distance. »
Il en allait de même pour le noir. Tous les coins noirs horribles étaient reliés par la nature même du noir. Le noir était partout, en permanence, il attendait seulement que les lumières s’éteignent. Tout comme les Dimensions de la Basse-Fosse, à vrai dire, qui attendaient une rupture de la réalité.
Il se cramponna fort à Ginger.
« Pas la peine, dit-elle. Je me suis ressaisie, maintenant.
— Oh, bien, fit-il d’une petite voix.
— L’ennui, c’est que vous aussi, vous m’avez ressaisie. »
Il se détendit.
« Vous avez froid ? demanda-t-elle.
— Un peu. C’est drôlement humide ici.
— C’est vos dents que j’entends claquer ?
— À qui vous voulez qu’elles soient ? Non, ajouta-t-il aussitôt, ne vous souciez pas de ça !
— Vous savez, dit-elle au bout d’un moment, je ne me souviens pas du tout de vous avoir attaché. Je ne suis même pas bonne pour faire des nœuds.
— Ceux-là étaient rudement bien faits.
— Je me souviens seulement du rêve. Il y avait une voix qui me disait que je devais réveiller le… l’homme endormi ? »
Victor revit la silhouette en armure sur le bloc de pierre.
« Vous l’avez regardé de près ? demanda-t-il. Il ressemblait à quoi ?
— Pour cette nuit, je ne sais pas, répondit prudemment Ginger. Mais dans mes rêves il ressemblait toujours un peu à mon oncle Oswald. »
Victor se remémora une épée plus grande que lui. Impossible de parer un coup de taille d’une telle arme, elle devait trancher n’importe quoi. D’une certaine façon, on imaginait mal un type du nom d’Oswald manier un engin pareil.
« Pourquoi il vous rappelle votre oncle Oswald ? dit-il.
— Parce que mon oncle Oswald se tenait immobile comme lui. Remarquez, je ne l’ai vu qu’une seule fois dans ma vie. Le jour de son enterrement. »
Victor ouvrit la bouche… et il entendit des voix indistinctes au loin. Quelques pierres bougèrent. Une voix, plus proche à présent, roucoula : « Hello, les petits enfants. Par ici, les petits enfants.
— C’est Roc ! fit Ginger.
— Je reconnaîtrais cette voix n’importe où, dit Victor. Hé ! Roc ! C’est moi ! Victor ! »
Un silence embarrassé lui répondit. Puis la voix de Roc tonna : « Ça mon ami Victor !
— Ça veut dire on peut pas le manger ?
— Personne manger mon ami Victor ! On le dégage avec vitesse ! »
Suivirent des craquements. Puis une autre voix de troll se plaignit : « On appelle ça calcaire ? Moi, j’appelle ça calvaire, ça fade. »
On continua de gratter. Une troisième voix fit : « Vois pas pourquoi on peut pas le manger. Qui saurait ?
— Toi, troll barbare, réprimanda Roc. À quoi tu penses ? Tu manges les gens, tout le monde se moque de toi, tout le monde dit « Lui troll très mauvais, sait pas se conduire dans bonne société », tout le monde arrête te payer trois piastres par jour et te renvoie dans les montagnes. »
Victor laissa échapper ce qui ressemblait à un petit gloussement, espéra-t-il. « Ils sont drôlement amusants, non ? fit-il.
— Vachement, répliqua Ginger.
— Évidemment, toutes ces histoires de manger les gens, c’est pour se rendre intéressants. Ça ne leur arrive quasiment jamais. Faut pas vous inquiéter pour ça.
— Je ne m’inquiète pas pour ça. Je m’inquiète parce que je me promène tout le temps dans mon sommeil et que je ne sais pas pourquoi. À vous entendre, j’allais réveiller cette créature endormie. C’est une idée horrible. J’ai quelque chose dans ma tête. »
Un fracas annonça qu’on déblayait davantage de rochers.
« C’est ça qui est bizarre, dit Victor. Quand les gens sont… euh… possédés, la… euh… chose qui les possède se fiche pas mal d’eux comme de n’importe qui. Je veux dire, elle ne se serait pas contentée de m’attacher. Elle m’aurait tapé sur le crâne avec quelque chose. »
23
Selon les normes des trolls, la plaisanterie équivaut à du Oscar Wilde dans ses meilleurs jours.